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Les querelles d’écoles de la psychiatrie française [#Psy-4]

En psychothérapie, il demeure des écoles qui semblent se diviser sur la conception de la prise en charge des patients : psychanalyse, thérapies cognitives et comportementales, thérapie systémique, sans compter le maquis des chapelles plus confidentielles. Pas de recommandations officielles fondées sur des études montrant que, pour telle pathologie, telle intervention est plus efficace que telle autre

par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales, université de Bordeaux.

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En octobre 2017, la Haute Autorité de Santé (HAS) publie ses recommandations sur la prise en charge de l’adulte souffrant de dépression. Ce guide liste quelques formes de psychothérapie « ayant fait leur preuve d’efficacité », puis indique qu’ « en l’absence de données comparatives suffisantes, ces psychothérapies peuvent toutes être mises en œuvre ». La situation n’est pas limitée à la dépression : dans toutes les recommandations de l’HAS dans le domaine de la psychiatrie, règne une sorte de neutralité irénique. Tout marche, semble-t-il, au même degré. Alors c’est de deux choses l’une. Soit il n’y a ni plus ni moins de différence entre deux psychothérapies qu’entre deux benzodiazépines, et les différences d’écoles thérapeutiques sont aussi importantes que la couleur du paquet de benzo dans le choix d’y recourir. Soit il y a des différences qui comptent, et on ne comprend pas pourquoi elles ne sont pas évaluées, pas publiées ou pas prises en compte.

Petit guide (pour mieux se perdre dans l’océan des psychothérapies)

L’idée même d’une « psychothérapie », ou thérapie des troubles mentaux par l’échange avec un spécialiste, s’est structurée et formalisée à partir de Freud et de la « psychanalyse », entre 1890 et 1940. Il s’agit d’une pratique codifiée et théorisée de manière très minutieuse. De nombreux choix, théoriques et pratiques, ont fait l’objet d’argumentations approfondies, parfois obscures. Certains ont conduit, avec les années, à de nombreux clivages qui rendent difficile de dresser un tableau d’ensemble de la psychanalyse. Une évidence, cependant, est que le contexte culturel dans lequel la psychanalyse s’inscrit aujourd’hui très majoritairement est sans conteste celui des sciences humaines, philosophie, anthropologie, etc., et non celui des sciences biologiques et médicales (à quelques exceptions près). Cela se ressent sur le type d’argumentation, la conception de l’explication, le niveau d’exigence de preuve d’efficacité, la conception des objectifs de la cure. Pour parler de ce dernier point, on peut entendre un thérapeute psychanalyste ou son patient expliquer que l’objectif de la cure est de « se comprendre soi-même » plutôt que de se « soigner », ou bien que « les troubles mentaux n’existent pas », ou bien que la cure psychanalytique ne peut pas être évaluée comme un traitement parce que ce n’est pas un traitement.

Le contexte culturel dans lequel la psychanalyse s’inscrit aujourd’hui très majoritairement est sans conteste celui des sciences humaines, philosophie, anthropologie, etc., et non celui des sciences biologiques et médicales (à quelques exceptions près).


À beaucoup d’égards, force est de constater que la psychanalyse n’est pas seulement la première forme historique de psychothérapie. Elle a constitué aussi une sorte de matrice de la psychothérapie en général. On appelle souvent « psychodynamiques » les écoles de psychothérapie dérivées de la psychanalyse. Les changements proposés par rapport à la psychanalyse classique peuvent paraître mineurs : position spatiale du thérapeute pendant la séance, durée et fréquence des séances, degré d’intervention du thérapeute, insistance plus importante sur les événements traumatiques, sur les schémas de comportement, sur les « personnes », sur la co nstruction de la relation avec le thérapeute, etc., tous éléments qui trouvent toujours leurs racines quelque part dans l’œuvre de Freud. Beaucoup des distinctions qui les fondent sont très théoriques.

Les autres psychothérapies, qu’on oppose volontiers aux approches psychodynamiques, sont également très redevables de leurs contours à la psychanalyse « historique ». La thérapie cognitive des dépressions (imaginée à l’origine par Beck) s’est constituée progressivement par une série de dérives à partir d’un cadre psychanalytique classique. La thérapie comportementale, qui part de références fondamentales très étrangères à la psychanalyse, présente tout de même un certain nombre de points communs frappants : importance du phénomène « associatif » et du « traumatisme » ou de la notion d’« inconscient », et cadre général du traitement – des séances régulières, une supervision, etc.

Il ne s’agit cependant pas de remettre en question l’existence de différences. Si elles paraissent secondaires ou obscures au profane, l’expert assure souvent qu’elles sont profondes. Toutefois, on se demande quelle importance on peut accorder à des différences de conception des psychothérapies, si elles ne se traduisent pas, d’une manière ou d’une autre, par une adéquation plus ou moins grande à un objectif. Et si elles se traduisent par des degrés d’adéquation différente à un objectif donné, on doit pouvoir en évaluer l’efficacité pour atteindre cet objectif et, par conséquent, les comparer.

Le rapport 2004 de l’INSERM sur l’efficacité des psychothérapies

La position neutre de l’HAS reflète la position institutionnelle la plus répandue, celle qu’adoptent spontanément et publiquement tous les responsables. Elle serait trompeuse pour qui en conclurait à des relations de collaboration entre spécialistes de différentes obédiences, de respect mutuel, de clarté des options que présentent les différentes psychothérapies. En réalité, le feu couve sous la cendre.

C’est qu’un incendie majeur a été allumé il y a 15 ans par un rapport de l’INSERM évaluant comparativement, dans des pathologies différentes, l’efficacité de trois psychothérapies : les approches psychodynamiques, les psychothérapies cognitives et comportementales (TCC), et les psychothérapies de groupe. Ce rapport recensait toutes les études menées dans ce domaine. Les conclusions ont été perçues comme très négatives pour la psychanalyse, voire offensives contre la psychanalyse. En effet, les seules thérapies psychodynamiques évaluées dans le rapport étaient les « thérapies brèves », dont la spécificité, et même le caractère d’intervention psychothérapeutiques, sont discutables. En réalité, il apparaissait difficile d’évaluer les effets d’une psychothérapie au long cours. Du reste, ces thérapies brèves ne se montraient généralement pas inefficaces dans ces études. En revanche, les TCC présentaient des éléments de preuve d’efficacité dans un très grand nombre d’indications spécifiques.

Le rapport a [...] été interprété comme une charge contre la psychanalyse, dont l’influence autrefois majeure dans le champ de la psychothérapie comme dans le paysage culturel occidental, est aujourd’hui en déclin.


Le rapport a donc été interprété comme une charge contre la psychanalyse, dont l’influence autrefois majeure dans le champ de la psychothérapie comme dans le paysage culturel occidental, est aujourd’hui en déclin. Il s’est ajouté aux controverses sur la prise en charge psychanalytique des enfants autistes, inspirée des théories de Bruno Bettelheim sur le rôle de la mère dans ce trouble, théories développées dans La Forteresse vide. Il serait exagéré, du moins réducteur et naïf, de fonder un jugement d’ensemble sur la psychanalyse à partir de cette seule indication de la thérapie psychanalytique – la psychanalyse d’enfants ayant elle-même été débattue tout au long de l’histoire de la psychanalyse. Il existe bien d’autres indications plus évidentes de la cure psychanalytique, que les troubles envahissant du développement ou les troubles du spectre autistique.

Quoi qu’il en soit, une certitude se fait et une question demeure. La certitude est que la thérapie qui suscite cet embarras est la psychanalyse. La question est : pourquoi la HAS, les ministres de la Santé, la sécurité sociale, ou bien plus simplement la centaine de professeurs de psychiatrie que compte la France, peuvent-ils affirmer qu’il n’existe pas d’évaluations comparatives, alors qu’elles ont pré-existé à ce rapport de 2004, et qu’elles ont continué d’être menées ?

Une particularité française et un fait culturel

La psychanalyse n’est pas une invention française, et Paris ne s’est pas signalé par un accueil plus favorable que Londres ou New York. Pourtant, moins d’un siècle après sa naissance, la psychanalyse a presque complètement disparu du paysage britannique ou new yorkais, mais pas du paysage parisien. Comment expliquer cette particularité française ?

L’explication n’est pas à chercher du côté de la psychanalyse elle-même. C’est une implantation rapide, et presque universelle dans la culture, des lettres au cinéma, de la philosophie aux sciences sociales et même à l’histoire, qui attendait la psychanalyse conquérante jusque dans les années 1950. Sa présence n’est pas particulièrement discrète dans les films de Hitchcock. Les philosophes des sciences américains, les structuralistes et les existentialistes en France, considèrent la psychanalyse comme le corpus théorique majeur pour rendre compte des troubles mentaux, mais aussi pour expliquer ce que Freud appelle la « psychopathologie de la vie quotidienne », c’est-à-dire, une foule d’effets comme les fameux « actes manqués », la « vie onirique », les lapsus, et les comportements humains en général.

S’il s’est agi d’une mode, elle a mis plus de temps à passer en France qu’ailleurs dans le paysage culturel. Dans le paysage médical, il ne s’agissait pas d’une mode, mais du discrédit progressif des fondements théoriques d’une approche que remplaçaient, peu à peu, les sciences cognitives naissantes. Une partie de l’explication tient sans doute aux particularités nationales de la psychiatrie, telles qu’elles ont préexisté à la psychanalyse, puis coexisté avec elles – en France, on pense par exemple aux débats entre Jacques Lacan (psychanalyste) et Henri Ey (psychiatre). La psychiatrie est demeurée longtemps beaucoup plus marquée par des cultures nationales que la plupart des autres spécialités médicales. En France, on a longtemps formé les psychiatres dans l’ignorance des psychiatres d’autres langues, et il en est allé de même dans les autres pays. Les grands psychiatres de la tradition, comme Esquirol, Janet, Minkowski et Ey, pour ne citer que les plus « systématiques », tiennent aujourd’hui encore une place de choix dans les références comme dans les pratiques. La psychanalyse a réussi en France le tour de force de convaincre cette tradition psychiatrique de balourdise intellectuelle et la faire paraître rétrograde. Par un mouvement de balancier, c’est ce qui est en train d’arriver à la psychanalyse aujourd’hui, qui semble cependant continuer d’exercer un pouvoir de séduction important auprès des jeunes psychiatres.

Les internes en psychiatrie trouvent, ou croient trouver, dans la psychanalyse notamment, le seul contre-discours au discours médical dominant de l’université à peu près partout en France. La profession attire surtout des étudiants de médecine aux aspirations « littéraires », étouffés par le modèle médical, et convaincus, évidemment à raison, qu’il ne saurait avoir réponse à tout. Déçus de trouver chez leurs professeurs de psychiatrie un simple écho du reste de leur formation et un enseignement tournant pour l’essentiel sur la psychopharmacologie et les neurosciences, beaucoup d’internes en médecine cherchent un modèle alternative fondé « sur les sciences humaines ». C’est la psychanalyse qui tient le haut du pavé dans cette voie.

Déçus de trouver chez leurs professeurs de psychiatrie un simple écho du reste de leur formation et un enseignement tournant pour l’essentiel sur la psychopharmacologie et les neurosciences, beaucoup d’internes en médecine cherchent un modèle alternative fondé « sur les sciences humaines ».

On peut aussi se demander quel rôle a pu jouer la formation en philosophie – la France est un des seuls pays où cet enseignement est universel au niveau du baccalauréat. En faisant une place au thème de « l’inconscient », par exemple, les programmes de philosophie accréditent l’idée que la « psy » est, pour l’essentiel, la « psychanalyse ». Nos journalistes, qui ont tous au moins le bac, trouvent tout naturel d’inviter à parler « le psychanalyste » sur à peu près tous les sujets qui ont trait aux troubles mentaux. Le grand public, de plus en plus averti des choses médicales quoi qu’on en dise, est conforté ainsi dans l’idée que la psychanalyse est la pratique psychothérapeutique phare.

C’est ainsi que les décideurs se trouvent dans une position délicate : discréditer la psychanalyse, c’est se trouver en risque d’être discrédité à son tour par les défenseurs, actifs et passifs, de la psychanalyse.

Enfin, on peut aussi poser le problème dans l’autre sens : qu’est-ce qui explique la disparition rapide de la psychanalyse dans le monde ? La réponse serait alors à chercher dans l’histoire de la psychiatrie américaine, dont l’emprise n’a cessé de croître au point de devenir hégémonique dans le monde.

Qu’est-ce qui distingue vraiment les écoles de psychothérapie ?

Ce qui nous intéresse au premier chef, usagers et acteurs du système de santé, c’est la différence réelle qu’il peut y avoir entre les psychothérapies. Prenons le point de vue de Sirius. La psychothérapie est, pour l’essentiel, une thérapie verbale au lieu d’être biochimique. Quelle que soient la langue et la culture du neurologue, la dépakine a les mêmes effets sur le système nerveux de son patient. La psychothérapie est, au contraire, profondément dépendante de la culture. Si la psychanalyse décline, c’est peut-être tout simplement que ses théories principales ne parlent plus qu’à une minorité de nos contemporains. Tant d’alternatives se sont développées, qu’elle semble un choix parmi d’autres, et que ce choix est désormais loin d’être le plus convaincant à première vue. Quel résumé vous parle le plus, celui qui consiste à dire que « l’inconscient est structuré comme un langage », ou bien celui qui consiste à dire que « des comportements automatiques sont programmés dans le cerveau » ?

Les contextes culturels et les fondements théoriques des psychothérapies en constituent la différence la plus générale. Mais aussi, la différence principale. Car au-delà de ces cadres très intellectuels, la situation est fondamentalement la même : un individu cherche à influencer durablement la manière de penser et de se conduire d’un autre individu, avec le consentement de ce dernier. Bien sûr, il y aurait beaucoup à dire sur cette « influence », que l’on a pu appeler « suggestion », et qui est assortie d’une déontologie sourcilleuse. Les pouvoirs publics ont à cœur, plus sans doute que d’efficacité thérapeutique, de faire barrage à toutes les pratiques abusives qui se présentent comme des psychothérapies. La psychanalyse n’en fait pas partie. Mais ne cherchez pas à savoir quelle psychothérapie est la plus efficace. Vous avez le choix entre : vous cantonner à la plus historique – la psychanalyse –, vous rabattre sur la seule vraiment évaluable – les TCC –, et laisser choisir votre patient. Mais si une psychothérapie vous paraissait vraiment efficace, laisseriez-vous votre patient faire son choix ?

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par Maël Lemoine