La France veut devenir la tête de pont de la science ouverte
La ministre de l’Enseignement supérieure et de la recherche, Frédérique Vidal, a annoncé le 4 juillet dernier un plan national pour la science ouverte. Ce n’est pas l’initiative isolée du village des irréductibles Gaulois, mais la déclinaison française du plan Open Science. Cocorico tout de même : la ministre affiche l’ambition de faire de la France le leader mondial de la science ouverte. Il y a du travail, car la France a 7 pays européens plus avancés qu’elle sur ce chemin.
Par Maël Lemoine
La « science ouverte », c’est quoi ?
Dans le domaine du savoir, tous les travaux de recherche du secteur public se résument dans des publications. Ces publications ont un coût incompressible car elles représentent un travail supplémentaire : évaluation de la qualité de la publication, normalisation de la mise en page, référencement, diffusion, maintenance. Ce travail est pour l’essentiel assuré par des éditeurs scientifiques : Elsevier, Springer, Wiley, Blackwell & Francis, pour citer les principaux éditeurs de revues scientifiques. Le problème est que ce coût devient prohibitif en raison du rythme d’augmentation des prix des abonnements et de la multiplication des revues, tout particulièrement dans les sciences médicales. Un consortium des plus prestigieuses et des plus riches universités du monde, emmené par Harvard, a ainsi récemment mis fin à son contrat d’abonnement avec l’un de ces éditeurs. Coup d’éclat : si une université multimilliardaire ne peut s’offrir un abonnement à ces revues scientifiques, qui le peut ? Pour peser dans le bras de fer qui oppose les institutions de la recherche et les éditeurs scientifiques, les initiatives publiques se sont récemment multipliées. Bienvenue dans le monde de l’Open Science.
Le hamster dans sa roue
Quelle trajectoire suit un article scientifique ? Celle-ci dépend naturellement des domaines du savoir. Le mathématicien ne travaille pas comme le physicien du CERN, ni l’historien comme le médecin. Si les montants et les infrastructures nécessaires à la recherche diffèrent d’un domaine à l’autre, ils restent pour l’essentiel assurés par le secteur public dans la plupart des pays du monde, même si les plus grandes universités du monde – américaines – sont privées. Ces recherches ont toujours été conduites grâce à des fonds publics et, parfois aussi, grâce à des financements privés(1). C’est presque toujours le cas dans la recherche clinique.
"Les montants et les infrastructures nécessaires à la recherche [...] restent pour l’essentiel assurés par le secteur public dans la plupart des pays du monde"
À certains moments stratégiques, les recherches menées dans un laboratoire ou dans un service sont jugées mûres pour la publication. On les collationne, on les présente, on les assortit de références à d’autres articles puis, si l’on est francophone, on les fait traduire en anglais ou du moins, vérifier par un locuteur natif de cette belle langue (quoiqu’un peu hégémonique, il faut l’admettre). On « soumet » l’article à la revue la plus prestigieuse possible. Celle-ci fait le fait relire par des relecteurs experts impartiaux, les reviewers, qui sont les pairs des chercheurs publiant : c’est le peer reviewing, système de garantie du contenu des articles. L’avis des relecteurs remontent à l’éditeur scientifique, un chercheur lui aussi, ou au comité éditorial, composé de chercheurs, qui prend la décision d’accepter l’article, de le rejeter, ou de demander des modifications. Cette période de navette prend parfois un temps considérable : relectures, réécritures, tractations, jusqu’à ce que l’article soit accepté et publié dans une revue.
Ce qui se passe alors ? les autres chercheurs que cet article intéressent paient l’accès à leur tour, puis, éventuellement, le citent, et la renommée de l’article s’accroît à mesure qu’il est cité.
La maison d’édition est la seule qui soit sûre d’être payé en argent de bon aloi. Les auteurs, relecteurs, éditeurs scientifiques, sont des chercheurs payés par leurs institutions d’origine, et récompensés, pour ce travail éditorial essentiel et chronophage, par des médailles en chocolat. Les sommes d’argent collectées sont considérables, la profitabilité très élevée, et surtout, elle s’accroît sans aucun lien avec les coûts pour l’éditeur scientifique.
La distribution des bons points
Pourquoi les chercheurs se laissent-ils ainsi embringuer dans un processus de dépouillement des richesses qu’ils produisent ?
La « médaille en chocolat » joue un rôle essentiel dans leurs progressions de carrière. Les chercheurs sont, dans bien des domaines, évalués par le nombre et la qualité de leurs publications. À cause de l’amélioration de la productivité de la recherche – une excellente chose – le nombre de résultats tangibles, c’est-à-dire de publications, s’est lui aussi accru. Le résultat est que personne n’a le temps de lire toutes les publications d’un auteur, sans parler de la totalité des publications d’un domaine. Il faut donc s’appuyer sur des critères de sélection de ce qu’on doit lire. Ces critères sont objectifs : c’est le facteur d’impact, une métrique du nombre de citations d’un article, d’un auteur ou d’un journal. Plus un chercheur publie d’articles dans des bonnes revues, ou d’articles avec un impact factor cumulé élevé, mieux il se classe dans son domaine, et plus il est susceptible d’être promu ou d’obtenir de l’argent pour poursuivre ses recherches ou les développer.
"Plus un chercheur publie d’articles dans des bonnes revues, ou d’articles avec un impact factor cumulé élevé, mieux il se classe dans son domaine, et plus il est susceptible d’être promu ou d’obtenir de l’argent pour poursuivre ses recherches ou les développer."
Être relecteur pour une revue prestigieuse et, mieux encore, éditeur scientifique de cette revue est donc une place très influente : on fait et défait ainsi les carrières, augmentant par effet boomerang le nombre de citations de ses propres travaux. Bien des auteurs se plaignent en effet de se voir imposer par des relecteurs, sous des prétextes scientifiques discutables, de citer des travaux qui sont, probablement, ceux des relecteurs eux-mêmes ou, du moins, de leurs affidés.
Tant qu’il reste à l’écart d’incitations financières, qui ne sont jamais loin dans certains domaines comme la médecine, ce système n’est pas corrompu : c’est un système de distribution des honneurs en premier lieu et, sur cette base, de distribution de l’argent de la recherche.
Les rois de la science, leurs trésors, leurs corsaires et les pirates
Ce système, fondé par les pays les plus riches, d’abord Europe, Japon, États-Unis et Australie, a pu fonctionner tant que les coûts d’abonnement étaient modiques. Sous l’impact combiné de l’informatique, qui accélère le développement de bien des projets de recherche, de la numérisation, qui réduit le temps d’accès aux articles déjà publiés et permet des recherches bibliographiques beaucoup plus extensives, et du développement scientifique rapide de pays comme la Chine, le nombre de publications a littéralement explosé. En entrant presque n’importe quel mot dans PubMed, la base de données américaine qui recense les articles médicaux, on trouve une tendance à la croissance du nombre d’articles par année (essayez par exemple « butter », ou « aspirine »).
"Des sites en marge de la légalité, parfois franchement illégaux, se sont créés, qui stockent et distribuent gratuitement tous les articles scientifiques publiés dans toutes les revues du monde."
Mais en même temps que le nombre d’articles augmente, leur coût global augmente et, par conséquent, leur accessibilité augmente beaucoup moins vite, créant un système fermé duquel les rois de la science excluent leurs compétiteurs chinois, indiens ou africains. Ceux-ci n’ont pas d’accès légal aux articles publiés qu’il faut impérativement citer pour avoir une chance de publier un article à son tour. Il arrive même à bien des chercheurs français de n’avoir pas accès à une revue qui a publié un article dont ils pensent avoir besoin. Ceux-ci activent alors leurs réseaux et, passant outre les droits de l’éditeur, demandent directement une copie à l’auteur – qui, bien qu’en principe non autorisé à la distribuer, s’exécute le plus souvent, flatté par la demande. C’est un service entre gentlemen – le métier de corsaire est noble.
Mais il y a plus direct et plus radical. Des sites en marge de la légalité, parfois franchement illégaux, se sont créés, qui stockent et distribuent gratuitement tous les articles scientifiques publiés dans toutes les revues du monde. C’est le cas de Sci-Hub, que beaucoup d’étudiants, de chercheurs même, utilisent couramment. C’est un site « pirate » – si Robin des bois peut être accusé de piraterie.
Vive la science ouverte… mais pas n’importe laquelle
Ce système composé d’un marché et d’un marché noir voit certaines exceptions. La première est le modèle de la revue gratuite en ligne, assurée bénévolement par une société savante. Ce modèle, qui fonctionne très bien dans certains domaines, n’a pas vraiment pris dans d’autres, faute de disponibilité, de confiance ou de compétence.
Un autre modèle est celui de l’Open Access : moyennant un forfait versé par l’institution d’origine de l’auteur, l’article qu’il produit est accessible gratuitement à tous les lecteurs. Généralement, les publications en Open Access sont plus citées que les autres : c’est donc à nouveau une manière, pour un chercheur, de gagner des points dans la compétition des honneurs. Ce modèle financier est également très fructueux pour la revue, qui facture en une fois l’équivalent d’un nombre élevé de lectures.
Un modèle plus vigoureux est d’obliger les chercheurs à diffuser le texte original de leurs articles, sans le travail qui « appartient » à l’éditeur : mise en page, principalement. Ou encore, à exiger des éditeurs que toute publication puisse être diffusée librement après un temps défini d’exploitation commerciale (généralement, 6 mois à 3 ans selon les revues).
On le voit, tous ces modèles de science ouverte ne présentent pas les mêmes avantages, pour le scientifique, pour l’éditeur scientifique, pour le lecteur d’articles scientifiques.
Que penser du plan « Science Ouverte » ?
L’argumentaire mis en avant par la ministre de l’Enseignement supérieur est celui d’un libre-accès au savoir pour tous. Mais que veut dire : « tous », et de quel type de « libre-accès » parle-t-on ? Pour faire bref, on peut douter que les citoyens français jugent désirable de pouvoir lire un article sur l’usage de l’aspirine dans la pré-éclampsie, en payant 2000€ de leurs impôts pour qu’un chercheur puisse cocher l’option « open access » quand il soumet son article à une revue prestigieuse. Certes, cocorico : c’est un chercheur français, tout de même !
Pour prendre l’exemple d’une population formée et qui en a l’utilité directe, combien de médecins libéraux lisent régulièrement des articles de revue scientifiques ? Cela ne semble donc pas le bon enjeu : la communication du ministère risque ainsi d’augmenter le sentiment d’inutilité de la recherche.
Pour choquant que cela puisse sonner, l’important n’est pas l’accès « de tous » à la science. C’est l’accès à la science de tous ceux qui en font quelque chose. Plus précisément, faire quelque chose d’utile de ce qu’on lit ne doit pas être un critère de sélection au droit de lire une revue – n’importe qui doit pouvoir lire –, mais un critère de sélection à la publication dans une revue. Ceux qui produisent du savoir doivent avoir cette utilité en vue : leurs concitoyens ne paient pas les chercheurs pour qu’ils se fassent plaisir ou avancent leurs carrières, ni pour qu’ils les divertissent de cette littérature « chiantifique » que la grande majorité ne lira pas. Ils les paient pour les retombées qu’ils en espèrent, y compris celles dont ils ne sont pas conscients, mais qu’ils sont confiants que les chercheurs poursuivent. Il ne faut pas abuser de cette confiance.
Si l’aspect financier du programme « Science Ouverte » consiste principalement à payer l’option Open Access aux articles de chercheurs financés par des projets nationaux ou européens, on peut se douter qu’Elsevier et autres Springer doivent s’en féliciter. Pour les chercheurs, ce serait autant d’argent de moins à consacrer à leurs expérimentations. On se demande vraiment pourquoi il est si difficile de créer les structures pour que des revues vraiment dignes de ce nom de « science ouverte » diffuse le savoir sans perspective lucrative.
Note
- par Maël Lemoine