La désertion des cours de médecine

C’est un fait observé depuis plusieurs années : les amphithéâtres de médecine des premières années se désertifient. Tandis qu’une minorité d’étudiants préfèrent toujours écouter le cours, la majorité des autres s’organisent. Révolution dans les apprentissages, ou bien signe inquiétant d’un apprentissage à court terme, qui se ferait au détriment de l’apprentissage long des aptitudes du futur clinicien ?

Par Maël Lemoine

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Dans plusieurs endroits du monde, on observe désormais la même tendance : des cours magistraux auxquels assistent 10 à 20 % de la promotion. Qui sait où sont les autres ? Que les grands professeurs de médecine français se rassurent, leur talent inné d’enseignants n’est pas en cause. Récemment, rapporte un article de STAT sur le sujet, un prix Nobel a fait cours devant une assemblée de sièges vides [https://www.statnews.com/2018/08/14/medical-students-skipping-class/]. Les étudiants seraient-ils devenus si imaginatifs dans la production d’antisèches que l’apprentissage leur serait devenu inutile ?

L’organisation du travail et la rentabilité

En réalité, on observe une organisation du travail inédite jusqu’à présent. Quelques étudiants enregistrent et prennent des notes pour écrire le « poly ». Les autres apprennent en passant le cours en accéléré à l’heure qui leur convient le mieux ou lisent les notes – ou les deux. Tout enseignant qui a tenté de faire cours devant son ordinateur pour enregistrer un « Powerpoint sonorisé » au lieu de le faire devant une assemblée d’étudiants s’en sera rendu compte : le temps pris est en moyenne inférieur de moitié, tant sont importantes répétitions et reformulations dans les conditions normales. « Je reformule à chaque fois que j’ai l’impression qu’ils n’ont pas compris », dit un professeur. « Je réécoute le passage quand je n’ai pas compris », réplique un étudiant qui suit les fameux cours « en distanciel ». On peut douter de la fiabilité du jugement de l’un comme de l’autre – le juge de paix, ce sera encore et toujours la note à l’examen.

Ils ne sont plus capables de se concentrer longtemps, c’est la génération des zappeurs, diront les uns. Ils ont désormais les moyens technologiques de réduire le temps d’apprentissage et d’améliorer ainsi nettement leur efficacité, rétorquent les autres.

L’enseignement de l’anatomie depuis le Moyen Âge

Bien qu’il ait évidemment évolué depuis le Moyen Âge, le « cours magistral » en a conservé quelques institutions, devenues des « manies ». Le magister, ou maître, appelé encore lector, lisait le traité d’anatomie depuis sa chaire. En même temps, le sector procédait à la dissection, tandis qu’un deuxième assistant, l’ostensor, montrait les parties dénommées par le magister. Autour de la scène, disposés en hauteur pour voir ce qui se passe, les étudiants attentifs mémorisaient.

Il y a deux dizaines d’années au plus, les planches d’anatomies constituaient encore la base de l’enseignement, et il n’était plus nécessaire d’avoir assisté à la dissection pour apprendre l’essentiel. La démonstration se fait cependant toujours, dans beaucoup de facultés, à la craie au tableau, avec descriptions et commentaires en simultané : assister au cours est alors essentiel. On a gardé le TP d’anatomie comme une sorte de rite de passage, essentiel dans la désacralisation du corps jugée nécessaire au médecin, et dans son sentiment d’appartenir à une caste particulière – ceux à qui la loi confère le droit de disséquer un corps humain.
Aujourd’hui, a commencé l’ère de l’animation.

 
Une nécessaire adaptation des enseignements à la génération 2000 ?

La génération 2000 a désormais accès à un océan de vidéos gratuites sur internet. Elle est suffisamment à l’aise en anglais pour accéder à la quasi-totalité des contenus. Le professeur de biologie cellulaire est ainsi en concurrence avec son collègue de Harvard ou de Stanford, qui a mis en ligne son cours. Contrairement à ce que les professeurs croient parfois, leurs étudiants ne sont pas naïfs et savent assez bien où et comment trouver l’information fiable. Les étudiants en deviennent d’ailleurs d’autant plus critiques sur le contenu du cours qui leur est donné, et sur la base duquel ils seront jugés. La construction de la base des ressources est collective, et non plus individuelle comme du temps des générations précédentes. Les commentaires fusent en temps réel sur les réseaux sociaux.

Comment réagissent les enseignants ? D’abord, de manière conservatrice : certains sont scandalisés et ne veulent plus faire cours, d’autres veulent rendre la présence obligatoire en « pointant » et en sanctionnant. Mais la réaction s’est organisée. Quelques enseignants y voient l’occasion de passer au « cours distanciel », le plus souvent, un enregistrement du cours en une seule fois sans répétition, et qu’on met en ligne sur le serveur de l’université. Le gain de temps est appréciable. La qualité n’est en revanche pas bonne. Il faut en effet compter des heures de travail pour préparer et enregistrer un cours de 45 mn de qualité, qui correspondait à un cours magistral de 2h. Et il faut être certain de ne pas dire de bêtises, car la trace est laissée, le propos partagé et critiqué … potentiellement par tous les étudiants de médecine de France et leurs professeurs.

Un futur médecin a-t-il encore besoin d’apprendre ?

Smartphones, tablettes, accès à internet, performances des moteurs de reconnaissance vocale et intelligence artificielle rendent l’accès au savoir si rapide et si précis que les médecins peuvent désormais reconstruire en temps réel et face au patient, du moins dans bien des situations, la démarche la plus appropriée. L’idée apparaît que le médecin n’aurait donc plus tant besoin d’apprendre, que d’apprendre à se servir rapidement et correctement d’un savoir qu’il n’apprend plus. Des philosophes parlent d’externalisation de la mémoire, et de développement d’une intelligence procédurale.

On résiste bien sûr à l’idée de ne plus être détenteur de l’autorité associée au savoir. Mais le moyen de détenir cette autorité quand on n’est plus le seul à détenir le savoir ? Et que dire de l’évolution de la responsabilité des médecins – pourquoi la conférer à un corps sélectionné, quand un corps plus large pourrait s’en acquitter aussi bien ?
L’apprentissage par cœur reste pour l’instant, du reste, au cœur des évaluations de la compétence des futurs médecins. Pour des raisons essentiellement pragmatiques : c’est ce qu’il y a de plus facile et de plus rapide à juger impartialement. Dans de nombreuses facultés, cependant, les enseignants se plaignent de ce que leurs étudiants deviennent des experts en docimologie (la science des évaluations et des notations) : ils remettent ainsi automatiquement en question tout QCM qui n’a pas obtenu un certain pourcentage de bonnes réponses. Puisque les étudiants apprennent consciencieusement, c’est bien qu’il y a un problème dans la question…

… Ou bien qu’ils ne soient pas encore sortis de l’apprentissage bête et méchant, qui a peut-être encore de beaux jours devant lui.

 L’avenir de l’enseignement en médecine

L’étape suivante est déjà enclenchée : il s’agit de délivrer un contenu de référence dans une discipline donnée, un « référentiel » qui vaille non pas pour une seule faculté, mais pour plusieurs, voire pour toutes les facultés de France. Ce document est préparé par le « collège des enseignants » de la spécialité. Il porte parfois la marque d’une rédaction à la hâte, et n’a pas la qualité d’un bon livre. En revanche, s’il n’est pas vraiment consensuel dans le moindre propos, car on peut douter que tous les enseignants de la discipline ont relu toutes les parties de ce document, il reflète un consensus dans les sous-thèmes à aborder et la place à leur consacrer – ce qui constitue incontestablement une avancée, depuis l’époque où chacun pouvait faire, dans son coin, vingt heures de cours sur sa marotte au mépris des priorités d’un enseignement destiné à des futurs médecins de toutes spécialités.

On parle désormais de passer, en médecine comme ailleurs, à la « pédagogie inversée » : au lieu de venir apprendre en cours, on vient en cours pour discuter et tester ce que l’on a appris au préalable chez soi. Les étudiants sont sans doute prêts à cette révolution. Mais leurs enseignants le sont-ils ?

 

par Maël Lemoine

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