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Psychiatriser ou dépsychiatriser ? [#Psy-2]

Le premier article de notre état des lieux de la psychiatrie française est consacré aux problèmes soulevés par le périmètre de la psychiatrie. Qu’est-ce qui relève de la psychiatrie, qu’est-ce qui n’en relève pas ? Chaque inclusion, chaque exclusion fait l’objet de polémiques et comporte des conséquences pour les acteurs et les institutions de la santé mentale.

par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales, université de Bordeaux.

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Relire l'article précédent de la série : La psychiatrie est-elle le débarras de la médecine française ? 


Addiction, dépression, anxiété, troubles du désir, épuisement : ils sont nombreux, les troubles aux frontières floues, quoi qu’en disent ces chercheurs dont c’est le fonds de commerce de nous assurer que les critères sont objectifs et rigoureux. C’est une chose de se mettre d’accord entre spécialistes sur des critères diagnostiques, d’évaluer des répercussions dites « fonctionnelles », de poser l’hypothèse d’un mécanisme dysfonctionnel, et même, de constater une réponse à un traitement. C’en est une autre que ces critères, ce mécanisme, cette réponse, soient spécifiques et propres à une authentique pathologie. Mais enfin voilà : les psychiatres n’ont pas d’autre choix que de résoudre le problème d’une de ces quatre manières. Derrière eux, nous poussons pour qu’ils médicalisent tous ces états qui nous font peur et pour qu’ils prennent en charge ces pauvres hères dont nous ne voulons pas dans la rue, dans l’appartement du dessus ou dans le bureau d’à côté. Mais nous ne voulons pas qu’ils le fassent de manière arbitraire.

Critères diagnostiques

La classification internationale des maladies et le Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux (DSM) constituent les deux principaux ouvrages de référence quand il s’agit de déterminer les critères diagnostiques des troubles mentaux. Qui s’en soucie ? Je ne connais pas beaucoup de médecins généralistes qui les lisent, ou relisent, avant de poser un diagnostic qui conduira à la prescription de psychotropes.
Pourtant, c’est la même comédie qui se rejoue à chaque fois que le DSM sort une nouvelle édition : une longue litanie de plaintes sur la surmédicalisation des problèmes ordinaires de la vie. La timidité ? L’absence de désir sexuel ? L’addiction ? quand s’agit-il de véritables pathologies, si c’est jamais le cas ? Si cette litanie occupe le devant de la scène, c’est pour mieux cacher cette demande massive de médicalisation de nos problèmes. C’est elle qui fait le quotidien de beaucoup de médecins. Elle contribue à charger la barque des professionnels de la santé mentale.

Il est dangereux de prétendre se passer de critères diagnostiques avant de prendre en charge un sujet pour les problèmes qu’il rencontre. Il est naïf de croire que ces critères pourraient garantir l’origine pathologique de ces problèmes.
Voici un sujet en plein délire, agité, incohérent, au paroxysme de l’anxiété. À l’observation, le professionnel expérimenté est convaincu de l’existence d’un dysfonctionnement majeur et d’une anomalie foncière – cela pourrait être un AVC, une schizophrénie, une intoxication, ou d’autres choses. Cette conviction s’appuie sur de nombreux signes qu’il pourrait décrire. Il a probablement raison. Mais les états pathologiques ne sont pas les seuls que l’on puisse décrire rigoureusement. Il suffit pour s’en persuader de lire les descriptions que les médecins donnaient au XIXe siècle des effets de la clitoridectomie prescrite à des jeunes femmes pratiquant la masturbation. Ce qui est effrayant, c’est l’apparence tout à fait clinique de la description, visant à justifier cette monstrueuse pratique.

On pourrait discuter longtemps des critères pour diagnostiquer un cas et exclure un autre du diagnostic d’un trouble psychiatrique. Le fond de notre conviction est que l’un a besoin d’une prise en charge médicale, l’autre seulement de conseils avisés, par exemple pour gérer sa vie professionnelle. Pas sûr que les professionnels de santé se jugent toujours les mieux placés pour cette deuxième responsabilité.

Répercussions fonctionnelles

Un deuxième aspect du problème est l’évaluation des répercussions fonctionnelles. Ces répercussions constituent souvent un critère de « bon père de famille » : tout le monde jugerait que telles et telles conséquences ne peuvent jaillir que d’un trouble mental, sauf à faire preuve de mauvaise foi.

Peut-on qualifier d’addiction une passion exclusive pour la musique de Mozart ? Formulée ainsi, la proposition paraîtrait excessive à beaucoup. Ils seraient moins nombreux à rejeter l’idée s’il s’agissait d’une passion exclusive pour le Death Metal. C’est peut-être le caractère jugé malsain des valeurs véhiculées par la deuxième forme de musique qui les motiverait. Mais les valeurs véhiculées dans les opéras de Mozart sont loin d’être consensuelles. Que dire d’une passion exclusive pour la musique de Wagner ? pour la musique militaire ?

Peut-être préférerions-nous parler de seuils ou de limites : au-delà d’un certain nombre d’heures par jour, au-delà d’un certain degré de préoccupation, relativement à d’autres intérêts qui forment habituellement la vie d’un humain ordinaire, ou quand cette passion conduit à des conséquences destructrices, on parle d’addiction. Mais s’intéresser à certaines choses et en négliger d’autres, à quelque degré que ce soit, relève d’un équilibre librement défini entre nos goûts, nos obligations et nos choix. Mozart était-il addict à sa propre musique ?
Certains diront que c’est l’absence de liberté et de choix qui fait justement l’addiction : l’addict ne choisit pas vraiment, c’est un processus morbide qui le pousse à s’intéresser exclusivement et compulsivement à un plaisir unique. C’est possible. Mais c’est une pétition de principe. Le psychiatre lui-même a-t-il bien choisi librement sa profession ?

Ou bien encore, c’est la monotonie du plaisir qui fait l’addiction. Il faudrait alors renoncer à qualifier bien des passions de monotones, car elles ne le sont assurément pas pour celui qui s’y adonne. Mozart est ennuyeux pour ma fille, et le Death Metal pour moi, mais à l’évidence, l’inverse n’est pas vrai. Pour l’un, il y a tout un univers de plaisirs divers dans la pornographie, tandis que pour l’autre, c’est invariablement la même chose. Certains ne se lassent pas du goût d’une même barre chocolatée.

On peut se cacher derrière son petit doigt, mais il y a un jugement de valeurs inévitable dans la pathologisation d’un état ou d’un comportement à partir de ses répercussions sur la vie quotidienne. Pourtant, impossible de ne pas en tenir compte.

Peut-être faut-il restreindre le diagnostic d’addiction aux seuls états dont les sujets se plaignent eux-mêmes. Ils ont le sentiment d’être captifs du jeu, de l’alcool, du travail. Si le jeu, l’alcool, le travail, dévastent leur vie familiale et fait souffrir tout le monde autour d’eux, c’est une conséquence qui ne suffit pas à parler de pathologie, tant qu’eux-mêmes ne s’en plaignent pas. Certains ne sont pas d’accord avec cette conséquence. Ils veulent pouvoir parler d’addiction aussitôt que les conséquences atteignent un certain niveau de gravité pour l’entourage.
On peut se cacher derrière son petit doigt, mais il y a un jugement de valeurs inévitable dans la pathologisation d’un état ou d’un comportement à partir de ses répercussions sur la vie quotidienne. Pourtant, impossible de ne pas en tenir compte.

Revêtir son ignorance d’un bel habit de neurobiologie

Pour consolider leurs jugements diagnostiques, les psychiatres disposent, comme tous les autres spécialistes, de modèles physiopathologiques. Ceux-ci décrivent les anomalies neurobiologiques à l’œuvre dans les troubles mentaux, et qui expliqueraient les symptômes dont souffrent les patients en détresse.

Les psychiatres ont beau jeu de réfuter certains dogmatiques qui nient en bloc toute hypothèse d’une base neurobiologique des troubles mentaux. Les faits sont nombreux à soutenir la plausibilité de l’hypothèse qu’une anomalie est à l’origine de certains cas de troubles mentaux. La découverte du syndrome de Cushing, le caractère familial de certaines formes d’autisme, le test de suppression à la dexamethasone – qui produit par une simple injection un syndrome dépressif spectaculaire qui disparaît aussi vite qu’il est apparu –, constituent des explications qu’il serait naïf ou malhonnête de rejeter.

Il y aurait encore deux étapes essentielles à franchir. La première serait de montrer qu’il est plausible qu’une anomalie neurobiologique soit à l’origine de tous les types de troubles mentaux. En effet, ce n’est pas parce que le syndrome de Cushing est à l’origine de symptômes de dépression que tous les sujets déprimés souffrent d’un syndrome de Cushing. Des distorsions du jugement, instaurés par l’éducation familiale, renforcés par l’histoire de vie et verrouillés par la culture sociale, peuvent très bien enfermer durablement une femme dans un syndrome dépressif. Il est probable qu’en prenant ses distances avec les thèses de Bruno Bettelheim, la pédopsychiatrie ait pu faire de grands progrès. Mais en ce qui concerne un certain nombre de troubles où l’on reconnaît encore les contours de ce que les psychanalystes appelaient « névrose » et qu’ils refusaient de morceler, les hypothèses biologiques sont encore bien fragiles, quand elles sont vraiment sérieuses.

En ce qui concerne un certain nombre de troubles où l’on reconnaît encore les contours de ce que les psychanalystes appelaient « névrose » [...], les hypothèses biologiques sont encore bien fragiles, quand elles sont vraiment sérieuses.


La deuxième étape serait d’apporter des preuves qu’il y a bien un dysfonctionnement biologique à l’origine des symptômes dans un cas particulier. Dans le discours médiatique, dans la pensée de certains médecins et dans les revues scientifiques, on voit foisonner les extrapolations fantaisistes sur l’implication d’un dysfonctionnement cérébral. Au début des années 2000 aux États-Unis, on martelait le message que tous les sujets diagnostiqués de dépression souffraient d’un déficit en sérotonine. Il n’existe pas de test simple pour dire à monsieur X ou à madame Y que la cause de ses troubles est une anomalie neurobiologique, et cela est purement gratuit de lui dire que c’est probablement une anomalie neurobiologique. Il est irresponsable de transformer des hypothèses honorables en explications fantasmatiques.
S’il fallait psychiatriser tout ce qui peut tomber sous le coup d’une simple hypothèse neurobiologique sur un dysfonctionnement potentiel, rien ne s’opposerait à ce que nous soyons tous malades.

Je réponds au traitement, donc je suis malade

L’existence de médicaments apparemment efficaces, en tous les cas très populaires, a contribué à diffuser l’hypothèse d’une explication neurobiologique des troubles mentaux en général. S’ils répondent au traitement biologique, n’est-ce pas la preuve que le trouble est biologique ? S’ils répondent à des médicaments qui augmentent la disponibilité synaptique de la sérotonine, n’est-ce pas qu’ils souffraient d’un déficit de sérotonine ?

Imaginons un agent immobilier inquiet et abattu après avoir échoué à mener à bien une transaction sur laquelle il comptait pour finir son mois. Il prend un anxiolytique aux propriétés hypnotiques et se sent beaucoup mieux. Après une bonne nuit de sommeil, il se sent de nouveau en forme le lendemain et se concentre sur d’autres transactions potentielles. L’anxiolytique a joué un rôle dans la résolution de son état, pourtant induit par des mécanismes cognitifs et probablement biologiques tout à fait ordinaires. Le danger des anxiolytiques vient surtout du fait qu’ils sont utilisables aussi dans des cas du quotidien.

S’il fallait psychiatriser tout ce qui répond à un traitement psychiatrique il n’y aurait aucune borne au champ des troubles mentaux.

Le deuxième raisonnement consiste à induire de la réponse à un traitement qui produit un effet X, que le mécanisme dysfonctionnel est justement celui que l’effet X corrige. Reprenons l’exemple de la sérotonine. Si la dépression est un déficit en sérotonine, comment expliquer que le taux de sérotonine disponible dans le cerveau soit presque immédiatement corrigé par le traitement par ISRS, mais que les effets thérapeutiques du traitement ne surviennent, dans le meilleur des cas, qu’au terme de trois semaines ?

Un sujet agité répond à la thérapie de l’annuaire : un coup d’annuaire sur la tête, et il se calme. On a utilisé dans les anciens asiles psychiatriques la thérapie de l’eau froide : plonger de force un aliéné agité dans l’eau froide. Fallait-il conclure que c’est une hyperthermie qui était à l’origine de l’agitation ?

S’il fallait psychiatriser tout ce qui répond à un traitement psychiatrique, il n’y aurait aucune borne au champ des troubles mentaux.

Priorités : la recherche ou le soin ?

Une récrimination majeure de beaucoup de professionnels de santé contre les professeurs de psychiatrie et les chercheurs en neurosciences avec lesquels ils travaillent, c’est la fuite des financements vers une recherche aux résultats bien maigres depuis de nombreuses années, et certainement assez aléatoires. Le budget qui part dans des études IRMf dont les résultats tangibles sont assez discutables en dehors d’une publication dans un bon journal, pourrait être alloué avec plus de fruit à l’ouverture de quelques postes dans centres périphériques ou le personnel médical manque cruellement.

D’un autre côté, une découverte majeure en psychiatrie, il n’est pas interdit de le penser, pourrait rendre caducs des secteurs entiers de la prise en charge des troubles mentaux. Prenons le cas de l’autisme : si un traitement chimique était curatif pour une partie des troubles du spectre autistique, l’effet de soulagement serait immédiat et massif pour ces patients, pour leurs proches et pour les services qui les prennent en charge. Mais quel est le degré de probabilité d’un tel traitement ? Et comment prioriser l’argent entre recherche et soin, en psychiatrie en particulier ?

Conclusion

Il y aurait de l’exagération à considérer les psychiatres comme les chiens de garde de l’ordre social ou la police de l’ordre néolibéral. Il y a cependant un problème majeur dans la fixation des limites du champ du psychiatrique. Les psychiatres sont les premiers à juger que certains des cas qu’on leur met sur les bras ne relèvent pas du médical, et à aspirer à ce qu’on les en libère pour mieux se concentrer sur de vraies priorités. Ils ne poussent généralement pas trop facilement le bouton du diagnostic et laissent une large place aux « troubles d’adaptation à la vie quotidienne » dans leurs explications.  Bref, les psychiatres ne manquent pas de bon sens. Mais la psychiatrisation repose beaucoup trop sur ce bon sens. Lorsque l’on prescrit un arrêt de travail parce que l’on juge sincèrement qu’il serait nocif à une personne de retourner travailler dans l’état mental dans lequel elle se trouve, c’est le bon sens qui est à l’œuvre. Le psychiatre ou le médecin généraliste, rompu à l’exercice et loin d’être naïf, fait d’abord parler sa prudence. Mais son jugement ne repose sur rien d’autre que le bon sens, et c’est là le problème. Un arrêt de travail dispensé pour une infection virale repose également sur le bon sens, mais il repose aussi sur un diagnostic solide. L’absence de diagnostic solide est le premier problème de la psychiatrie. Il ne mérite pas qu’on stigmatise les psychiatres, mais bien au contraire, qu’on s’engage tous ensemble dans une discussion franche et sans faux-semblants, sur la meilleure manière de s’occuper de ces cas qui mettent le modèle médical en porte-à-faux.

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