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La médecine en milieu carcéral

10 ans après un rapport dressant un tableau global de « La santé en prison »(1), l’Académie nationale de médecine a de nouveau consacré le 16 janvier 2018 une séance aux soins en milieu carcéral. Cette fois sous trois angles précis :

− l’usage de substances psycho-actives au sein des établissements pénitentiaires,

− les détenus schizophrènes

− la maternité en détention.

Trois aspects de la prise en charge sanitaire des détenus qui reflètent autant les avancées réalisées que les progrès qui restent à faire pour que l’égalité des soins inscrite dans la loi soit effective.

Evelyne Simonnet


Sommaire

Consommation des substances psycho actives en prison

  • Accès aux soins pour les usagers de substance psycho-actives

 Être schizophrène en prison

  • Les schizophrènes ne sont pas forcément dangereux
  • Comment repérer les malades mentaux ?
  • Prise en charge spécifique

 L'essentiel

  • Beaucoup de progrès ont été faits pour améliorer la prise en charge sanitaire des détenus, mais le manque de coordination entre l’administration pénitentiaire et le système sanitaire pénalise la qualité, voire l’accès aux soins en prison
  • Malgré l’absence de données récentes, on peut affirmer qu’il y a une forte prévalence des conduites addictives en détention
  • Les détenus doivent bénéficier d’une qualité et d’une continuité de soins équivalentes à celles offertes à l’ensemble de la population
  • 60 % de la population carcérale relève d’un diagnostic de trouble de la personnalité.
  • Les infractions dues aux malades schizophrènes sont le plus souvent des délits mineurs.
  • Il est moins préjudiciable à l’enfant d’être incarcéré avec sa mère que d’en être séparé avant 18 ou 24 mois.

 


« Avec près de 70 000 détenus en 2017, la France atteint un record historique. Cette population cumule divers facteurs de risques sanitaires : conduites addictives, précarité sociale, troubles psychiatriques, infection par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et de l’hépatite C (VHC) 6 à 10 fois supérieure à celles de la population générale. L’environnement pénitentiaire exacerbe les risques du fait de la promiscuité, la violence et les mauvaises conditions d’hygiène qui règnent dans les prisons. La surpopulation actuelle est un facteur aggravant la situation, précarisant les conditions de vie des détenus et les conditions de travail des personnels pénitentiaires et sanitaires ».


Ce tableau de la santé en milieu carcéral dressé par le Dr Laurent Michel (Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations - CESP/Inserm U1018, Centre Pierre Nicole, Croix-Rouge française) lors de la séance de l’Académie nationale de médecine dédiée à cette thématique le 16 janvier 2018 ne doit pas masquer les réels progrès faits en matière de prise en charge médicale en milieu pénitentiaire depuis la loi de janvier 1994 relative aux soins en milieu pénitentiaire et protection des détenus, qui instaure le principe d’équivalence pour les soins et la prévention entre le milieu extérieur et la prison.


Depuis 1994, la prise en charge sanitaire des personnes détenues dans l’ensemble des établissements pénitentiaires est du ressort du ministère chargé de la Santé et non plus de l’administration pénitentiaire. La situation s’est considérablement améliorée pour les soins (dépistage et traitement du VIH, volonté récente de traiter également les sujets atteints par une hépatite chronique C pendant l’incarcération, accès aux traitements de substitution pour les détenus dépendants aux opiacés…). Mais plusieurs points essentiels n’ont pas évolué : d’une part, la durée d’incarcération en maison d’arrêt, avant procès, qui peut aller jusqu’à 3 ans, période qui exacerbe les fragilités. D’autre part, le sous-effectif permanent de psychiatres en prison ou dans les hôpitaux. De plus, souligne le Dr Michel, « la prise en charge des dépendances (cannabis, tabac, dépendances aux substances illicites autres que les opiacés) est peu structurée et fortement dépendantes des moyens humains disponibles, souvent limités, et de la formation acquise des professionnels. »

Consommation des substances psycho actives en prison

Il n’existe pas en France de données nationales sur l’usage de drogues à l’intérieur des prisons. Les dernières enquêtes (2003) concernent uniquement les consommations déclarées au moment de l’entrée en détention. Quelques études locales révèlent toutefois l’importance du phénomène, aussi bien en ce qui concerne les pratiques d’injection et de partage de seringues en détention (2) que l’usage du cannabis. D’ailleurs, « il suffit d’avoir de l’argent et de s’insérer dans un trafic » assure Pr David Touitou (responsable de l’unité hospitalière spécialement aménagée du groupe hospitalier Paul Guiraud, Villejuif). Pour preuve, une enquête portant sur l’analyse des eaux usées (métabolites retrouvés dans les canalisations) de 3 établissements pénitentiaires français (2 en Île-de-France et 1 en Val de Loire) publiée en 2017 par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) permet d’avancer que chaque détenu consommerait entre 0,7 et 2,8 joints de cannabis par jour et qu’il y aurait entre 1 et 4 prises de cocaïne pour 1000 détenus par jour.

D’après le rapport annuel 2005 de l’OEDT, les consommateurs de drogues continuent en prison mais « avec des prévalences et des fréquences de se réduisant au fil de la détention. » Certains détenus cessent même l’usage de drogues en prison, tandis que d’autres l’initient, souvent pour supporter l’enfermement. Les psychotropes et traitements de substitution, qu’ils soient prescrits (« entre un quart et la moitié des détenus en maison d’arrêt reçoivent des prescriptions de benzodiazépines ») ou non, sont fréquemment détournés de leur usage et le cannabis est considéré comme un « produit de confort ».

  • Accès aux soins pour les usagers de substance psycho-actives

Pour repérer, évaluer et prendre en charge les conduites addictives en prison, chaque établissement pénitentiaire dispose d’une unité sanitaire, secondée par les services médico-psychologiques régionaux et des structures associatives. Des Centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) ont été spécifiquement créés pour l’accompagnement des détenus en prison et en dehors. Mais d’une part, le manque d’addictologues acceptant de travailler en prison et d’autre part la multiplicité des intervenants et les dissensions entre les services complexifient la prise en charge des conduites addictives.


D’autant plus que les stratégies de prévention, d’éducation thérapeutique et de continuité des soins demeurent insuffisantes : « Les outils mis à disposition se limitent, pour l’usage de substances illicites, aux traitements de substitutions pour les sujets dépendants aux opiacés, à la prophylaxie postexposition et à la mise à disposition d’eau de Javel pour la stérilisation du matériel d’injection. »


Le Dr Laurent Michel (CESP/Inserm U1018) rappelle que les carences soulignées par l’Inserm (http://www.ipubli.inserm.fr/bitstream/handle/10608/2072/?sequence=18) en 2010 sont toujours d’actualité : distribution d’eau de Javel sans guide d’utilisation, insuffisance d’accès aux préservatifs, non prise en compte des risques infectieux liés à certains comportements fréquents en milieu pénitentiaire (sniff, tatouage, injections...), absence d’accès au matériel stérile.


Pour le Dr Michel l’application du principe d’équité d’accès aux soins et de réduction des risques – inscrit dans la Loi de Santé de 2016 - pose encore problème aujourd’hui. Le décret d’application de ce principe (qui a été repoussé) prévoyait de limiter les mesures de réduction aux unités sanitaires, « ce qui constituait en fait une quasi-régression comparativement à la situation actuelle. Cela revenait à proposer la création de salles de consommation à moindre risque dans tous les établissements pénitentiaires »…

Être schizophrène en prison

Le milieu carcéral est psychopathogène et soigner les personnes atteintes de troubles psychiatriques est particulièrement difficile parce que les pathologies sont très hétérogènes et difficiles à repérer : près de 60 % de la population carcérale relève d’un diagnostic de trouble de la personnalité. « Cela va du détenu schizophrène reclus dans sa cellule, silencieux et pourtant gravement malade, ou à l’inverse celui envahi par des phénomènes hallucinatoires multiples et présentant de fréquents troubles du comportement car il ne comprend pas son environnement. » Dans leur rapport « Être schizophrène en prison », le Pr David Touitou (UHSA - GH Paul Guiraud, Villejuif), et le Dr Magali Bodon-Bruzel, chef du pôle Patients sous main de justice (GH Paul Guiraud, Villejuif) soulignent que les maladies mentales, en particulier la schizophrénie, sont surreprésentées au sein du milieu carcéral, en France, comme à l’étranger : elles seraient d’environ 20 %, contre 1 % dans la population générale.

  • Les schizophrènes ne sont pas forcément dangereux

David Touitou s’élève contre une idée reçue qui voudrait voir dans la schizophrénie l’explication aux actes criminels « non les schizophrènes ne sont pas très dangereux : moins de 1 % sont incarcérés et les infractions qu’ils commettent sont plutôt des délits et des infractions mineures. 90 % des agresseurs ne sont pas des malades mentaux. » Alors pourquoi une telle prévalence des troubles psychiques en prison ? Il faut y voir « l’aboutissement d’un processus complexe, mêlant « propension délictueuse et criminelle de certains malades mentaux, pathogénie propre au régime de vie carcérale, désinstitutionnalisation progressive des patients psychiatriques et diminution drastique des capacités d’accueil à l’hôpital, utilisation disparate par les experts judiciaires de l’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental… ».

  • Comment repérer les malades mentaux ?

Si le recours à une expertise psychiatrique est d’usage quasi automatique pour les délits graves pour déterminer le rôle de la maladie dans le passage à l’acte, ce n’est pas le cas pour les personnes détenues pour délits mineurs. Or, les schizophrènes sont incapables de s’adapter au milieu carcéral. En conséquence : ils sont fréquemment placés en quartier disciplinaire (mitard), obtiennent moins de libération conditionnelle, ont moins accès au travail, encourent 2 fois plus le risque d’être victimes de violences que les autres. De plus, Près de 50 % de ceux qui entrent en prison avec une prescription de psychotropes arrêtent leur traitement en détention, souvent par crainte d’être stigmatisés par les autres détenus.

  • Prise en charge spécifique

Les Unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA), créées en 2010, ont amélioré considérablement la qualité des soins hospitaliers pour les détenus souffrant de troubles mentaux. Mais le revers de ce dispositif, analyse Magali Bouston-Brezel, c’est qu’il entretient l’idée que le fait d’améliorer l’offre de soin psychiatrique des détenus risque de faciliter l’incarcération de sujets fragiles qui seront finalement reconnus souvent irresponsables des faits.


Si l’on considère aussi l’hétérogénéité de l’offre de soin des maisons d’arrêt et l’impossibilité pour les détenus de bénéficier de soins ambulatoires après une hospitalisation, l’égalité des soins entre le monde libre et le milieu carcéral n’est pas encore au rendez-vous des ambitions du législateur.

 

Mère-enfant : incarcération exceptionnelle *
- 30 naissances ont eu lieu en prison entre 2010 et 2013
- 7 mères étaient incarcérées en 2017 avec leur enfant
- L’intérêt de l’enfant est de rester avec sa mère jusqu’à 18, voire 24 mois
- Hors de la prison, la mère en état de fragilité, se verrait la plupart du temps retirer l’enfant par les services sociaux
- la séparation mère/enfant doit être préparée et l’enfant doit avoir développé un attachement sécurisé à sa mère et des attachements multiples auprès de « relais de qualité » : il doit aussi avoir acquis une capacité d’individuation
- Toute la difficulté consiste à préserver l’enfant de tous les stress pathogènes (violences, privations, pauvreté, discrimination…) préjudiciables au développement de ses facultés cognitives
- Actions possibles : rendre l’environnement de l’enfant sécuritaire, donner une formation adéquate au personnel pénitentiaire, enseigner la bientraitance à la mère.
Pour plus d’infos : Dr Olivier Sannier (Direction de l'administration pénitentiaire, Section santé et droits sociaux, Bureau des politiques sociales, d'insertion et d'accès aux droits).* La circulaire (JUSE9940062C : «http://www.textes.justice.gouv.fr/art_pix/JUSK1140029C.pdf) régissant l’accueil des jeunes enfants en prison est en cours de révision

 

Pour compléter
Midi Culturel : Anne Lécu, « La prison, lieu de soin ? » du mardi 18 octobre 2016 / Direction des Affaires Culturelles du CHRU de Lille, en lien avec l’Espace Ethique Hospitalier Universitaire (EEHU). Anne Lécu est religieuse dominicaine. Elle exerce la médecine dans une maison d'arrêt d'Île-de-France depuis 1997. Elle a soutenu, en 2010, à l'université de Paris-Est, une thèse de philosophie pratique sur les soins en prison. Elle est coauteur avec Bertrand Lebouché de l'ouvrage, « Où es-tu quand j'ai mal ? » publié en 2005 aux Éditions du Cerf.

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Notes

1 Rapport coordonné par le Pr Marc Gentilini Médecin, ancien président de la Croix Rouge, ancien président de l’Académie nationale de médecine et Monique Adolphe (Académie de médecine)

2 Prevalence of human immunodeficiency virus and hepatitis C virus among French prison inmates in 2010: a challenge for public health policy. Euro Surveill. 2013 ; Prévention du risque infectieux dans les prisons françaises. L’inventaire ANRS-PRI2DE, 2009 ; access to HIV prevention in French prisons (ANRS PRI2DE): implications for public health and drug policy. BMC Public Health.

 

 

par Evelyne Simonnet