Les quatre sœurs : le serment d’Hippocrate - Documentaire de Claude Lanzmann

En temps de guerre, quand la haine annihile le bon sens et la raison, reste-t-il encore une place pour l’éthique ? Le dernier film de Claude Lanzmann, "Les Quatre Sœurs" interroge sur l’aveuglement doctrinaire qui sème parfois le déni au sein même du corps médical.

par Pascal Pistacio.

PascalPistacio

Quatre femmes juives, tchèque, polonaises et hongroise, aux parcours différents ont chacune accepté de parler en tête à tête avec Claude Lanzmann. Elles sont sœurs de l’enfer, de l’indicible et de la survie.

Claude Lanzmann les a filmées lors du tournage de Shoa (1985). Mais le cinéaste estima leurs témoignages si précieux, que pour ne pas les mutiler au montage, il préféra les mettre de côté pour en faire, plus tard, une tétralogie, un film à part entière.

Une fois de plus cet immense cinéaste, décédé il y a peu, dépose des balises pour appréhender le présent grâce à un éclairage sans tabou du passé.

Précédemment diffusé en janvier 2018 sur Arte et disponible en DVD, cette œuvre fleuve est constituée de 4 parties  indépendantes mais indissociables.

Le serment d’Hippocrate constitue la première partie du film-documentaire Les quatre soeurs.

"Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux." Extrait du serment d’Hippocrate

Tout commence en musique.

"J’ai été capturé par Ruth Elias et son accordéon, j’étais leur prisonnier." Claude Lanzmann

Ruth Elias, la cinquantaine lumineuse, chante en tchèque une chanson joyeuse s’accompagnant à l’accordéon. La nuit est tombée. Assise dans un fauteuil d’osier, aux côtés de son chien, sur la terrasse. De l’autre côté d’une table à la nappe fleurie, Claude Lanzmann lui fait face. Il l’écoute immobile.

 « J’ai vu l’instinct animal, tous les masques tombaient à ce moment-là. » Ruth Elias

Le récit commence par cette première question : « Où viviez-vous avant la guerre ? ».

« Je vivais en Tchécoslovaquie, à Moraska U Ostrava. Ville noire à cause du charbon, avec beaucoup de Juifs. Une belle vie. »

Pendant 90’ Ruth Elias va dérouler sa vie, sollicitée avec pudeur et fermeté par le réalisateur, « accoucheur » d’un témoignage unique, qui laisse le spectateur envahi par la sidération, l’effroi, le chagrin et l’espoir.

Si au début du récit le visage de Ruth est ouvert, lumineux, accueillant, au fil de la parole, il devient minéral, creusé, raviné, érodé par une souffrance abyssale, une terreur, un gouffre noir : « J’ai vu l’instinct animal, tous les masques tombaient à ce moment-là. »

Jamais elle ne crie, jamais elle ne se plaint.

De Theresienstadt à Auschwitz

« Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité. »"
(Extrait du Serment d’Hippocrate).

Suite à une dénonciation, la famille de Ruth, le 4 avril 1942, est déportée vers le camp de concentration de Theresienstadt en Tchécoslovaquie. Sept jours plus tard un transport vers Auschwitz est prévu ; elle et les siens doivent faire parti du convoi. Mais Ruth a une angine accompagnée d’une très forte fièvre. Le médecin SS qui la voit suit le règlement à la lettre : une malade contagieuse ne peut prendre part au voyage.

Les membres de sa famille partent avec le « transport » ; elle ne les reverra plus. De façon rocambolesque, Ruth retrouvera son petit ami et l’épousera.

Survivre, manger, avoir des forces

Ruth est enceinte. Le médecin lui explique qu’une nouvelle réglementation lui interdit l’avortement.  Pour survivre, il faut qu’elle mange. L’alimentation fait partie de son éducation : son père et son oncle avaient une usine de saucisses, pas kasher, avant que leur vie ne bascule. Dans un premier temps, elle « fait la cuisine », sans aucune victuailles, avec les autres femmes du camp. Cela consiste à imaginer des recettes oralement, à réaliser une nourriture virtuelle, en somme, permettant de garder des racines, une humanité, indispensables à ces êtres qui étaient niés. Sans perspective, sans avenir, à 20 ans Ruth croit toujours qu’elle peut trouver une solution. Manger c’est avoir des forces, avoir des force c’est survivre. Elle se débrouille alors pour travailler aux cuisines.

Et c’est aussi la musique qui va la sauver.

Alors qu’elle jouait de l’accordéon en chantant à proximité des cuisines, un officier l’entend et lui propose de chanter pour les cuisinières afin de leur apporter de l’entrain.

Là, elle est au contact de sa survie : « manger, manger, manger… » dit-elle. Ses yeux en pétillent encore rien qu’a cette évocation.

Puis ils sont transportés à Auschwitz avec son mari. Douchés, tatoués, hommes et femmes séparés au sein du camp de famille.

Le sélectif docteur Mengele

Un jour, on leur dit : « Sélection ». Les prisonniers sont éclairés par la rumeur : les jeunes et les « forts » vont quitter Auschwitz. Ruth veut saisir sa chance.

Face au docteur Mengele, les femmes défilent nues entre deux soldats. De la main, il indique ou la droite ou la gauche : la vie ou le mort. Enceinte, Ruth use alors d’un stratagème inouï. Elle se tient dans la file entre deux superbes jeunes femmes, à qui elle demande d’accepter de se tenir au plus proche d’elle afin d’occulter son ventre arrondi. Les SS, occupés à « admirer » leurs formes, n’aperçoivent pas celles de Ruth.

La voilà partie pour Hambourg avec pour mission de déblayer une raffinerie bombardée. Sa grossesse est vite démasquée, comme celle de son amie Berta. Toutes deux parviennent à retirer de leur uniforme le triangle jaune (juif) ne laissant que le rouge (politique). Afin de ne pas être séparées, elles expliquent qu’elles sont sœurs. Leur parole de « non juives » est alors entendue. De retour à Auschwitz, elles deviennent l’attraction du camp : personne l’ayant quitté n’y était jamais revenu.

Le charmant docteur Mengele veut voir « l’attraction »

Le docteur Mengele semble furieux : il crie et fait part aux deux jeunes femmes de sa stupéfaction de ne pas avoir discerné leur état lors de la sélection. Il leur dit : « Très bien, accouchez et après vous verrez. »

Ruth Elias : « Il est venu tous les jours. C’était un homme charmant, un homme très charmant. Il échangeait quelques mots. Comment vous sentez-vous ? Que faites-vous ? »

Claude Lanzmann : « Comment était-il ? J’ai entendu dire qu’il était bel homme. »

R. E. : « Il était séduisant, très séduisant. Beaucoup de charme, de très bonnes manières. »

C. L. : « Il était grand, il était petit ? »

R. E. : « Il était de taille moyenne. Ni grand ni petit. Mais il faisait bonne impression dans son uniforme et il était très sûr de lui. »

C. L. : « Il était jeune ? »

R. E. : « Oui. On avait peur, on avait très peur de lui. Ma langue était ankylosée. »

Les expériences du docteur Mengele

R. E. : « Un jour j’ai eu des contractions […] J’ai donné naissance à une magnifique fille, très grande […] Le lendemain matin, Mengele est venu et il a dit : “Cette femme, vous devez lui mettre un bandage sur la poitrine, elle ne doit pas nourrir le bébé. Je veux voir combien de temps un bébé peut vivre sans nourriture”

"Cette femme, elle ne doit pas nourrir le bébé. Je veux voir combien de temps un bébé peut vivre sans nourriture” Dr Mengele

Tous les jours Mengele venait voir, pour ses recherches scientifiques. C’était terrible ! On était toutes les deux allongées dans notre propre saleté. Le bébé a commencé à devenir de plus en plus maigre. Elle a eu des œdèmes, c’était horrible de voir ça. Le huitième jour, quand Mengele est arrivé, il a dit : “Demain matin à 8h, vous et votre enfant soyez prêtes, je viens vous chercher.” Je savais où il allait m’emmener, il allait nous emmener à la chambre à gaz (Sans un bruit, Ruth Elias pleure) ».

Le Serment

"Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire […] Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément." Extrait du Serment d’Hippocrate

 

R. E. : « Je ne pouvais plus vivre, je ne pouvais plus supporter tout ça […] La nuit est tombée et je savais que c’était la dernière. Mon enfant ne pouvait même plus pleurer. C’était terrible, j’entends encore sa voix… le bruit, ce n’était même pas une voix, et j’ai commencé à pleurer… à hurler […] Un médecin est venu me voir, une femme : “Pourquoi vous hurlez ?”. Je réponds : “Je pars demain, Mengele vient me chercher”. Elle poursuit : “Je dois faire quelque chose pour vous.” Et, une demi heure plus tard elle revient avec une seringue. “Donnez ça à votre enfant.” “Qu’est-ce que c’est ?” “De la morphine.” “Comment je peux donner ça à mon enfant ? Comment je peux être la meurtrière de mon enfant ?” La médecin me dit : “J’ai prêté le Serment d’Hippocrate, je dois sauver des vies. Vous, vous êtes jeune, je dois vous sauver. Votre enfant ne peut pas vivre […] Je dois vous sauver. Vous allez donner ça à votre enfant.” “Je ne peux pas.” »

La voix de Ruth Elias se brise. « J’ai fait l’injection à mon enfant […] Elle a repris l’aiguille et l’enfant à commencé à mourir auprès de moi… »

Comme tous les matins, il y avait une collecte des cadavres. Sa fille est emmenée. À 8h, Mengele arrive pour constater la mort bébé. Hors de lui, il se met en tête de le retrouver à l’extérieur, au milieu de l’amoncellement de corps. Avec bravade, Ruth enchaîne : « Mais dans ce tas de cadavres, il ne pouvait pas trouver un si petit corps. Même pour le docteur Mengele c’était difficile. »

La reconstruction

"Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré(e) et méprisé(e) si j’y manque."
Extrait du Serment d’Hippocrate

 

La guerre terminée, Ruth Elias, après les avoir cherchés, réalise que tous ses proches sont « partis ». Elle sombre dans la dépression. Dans le sanatorium où elle est placée, Ruth aspire à la mort. Un des médecins, qui s’occupe de son cas, est très clairvoyant dit-elle. Lors d’un entretien, il place une corde très épaisse sur la table. « Je comprends que vous ne vouliez plus vivre. Dehors, il y a de gros arbres. Allez-y, prenez cette corde et allez vous pendre. Première possibilité. Voilà l’autre possibilité : commencez à écrire des lignes sur la guerre, et commencez à vivre. À chaque fois qu’il vous arrive quelque chose, écrivez-le. »

La survivante va écrire beaucoup de lignes.

En 1965, Ruth Elias retrouve Maza Blaiah, la médecin qui a sauvé sa vie et sa dignité. Un lien filial les a unies jusqu’à la fin de leur vie.

Les Quatre Sœurs, de Claude Lanzmann 2018

1-Le Serment d’Hippocrate, 90’, Ruth Elias
2-La Puce Joyeuse, 52’, Ada Lichtman
3-Baluty, 64’, Paula Biren
4-L’Arche de Noé, 68’, Nanna Marton
Réalisateur : Claude Lanzmann
Durée : 4h34’
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par Pascal Pistacio