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Médecines alternatives : point de vue d’un philosophe des sciences médicales

« L’appel des 124 » contre les « médecines alternatives » publié dans le Figaro le 18 mars 2018  exige la fin de tout cautionnement de ces pratiques par le titre de médecin, les diplômes officiels, le remboursement par la Sécurité Sociale. Effort louable, mais voué à renforcer la confiance que certains Français ont en ces alternatives à la médecine.

Par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales,
professeur à l'université de Bordeaux

MaelLemoine

 

Les demandes des « 124 »

Nous demandons instamment au Conseil de l'ordre des médecins et aux pouvoirs publics de tout mettre en œuvre pour :
ne plus autoriser à faire état de leur titre les médecins ou professionnels de santé qui continuent à les promouvoir ;
ne plus reconnaître d'une quelconque manière les diplômes d'homéopathie, de mésothérapie ou d'acupuncture comme des diplômes ou qualifications médicales ;
ne plus faire produire en faculté de médecine ou dans les établissements de formation de santé des diplômes appuyés sur des pratiques dont l'efficacité n'aura pas été scientifiquement démontrée ;
ne plus rembourser par les cotisations sociales les soins, médicaments ou traitements issus de disciplines refusant leur évaluation scientifique rigoureuse ;
encourager les démarches d'information sur la nature des thérapies alternatives, leurs effets délétères et leur efficacité réelle ;
exiger de l'ensemble des soignants qu'ils respectent la déontologie de leur profession, en refusant de donner des traitements inutiles ou inefficaces, en proposant des soins en accord avec les recommandations des sociétés savantes et les données les plus récentes de la science, en faisant preuve de pédagogie et d'honnêteté envers leurs patients et en proposant une écoute bienveillante.

Relire l'article du Figaro : L'appel des 124 professionnels de la santé contre les médecines alternatives.


Le cadre d’une décision médicale rationnelle : le médecin

On peut faire crédit à un médecin qui prescrit une pratique alternative, comme à un patient qui y recoure, d’être un agent rationnel. Certains signataires de la tribune reconnaîtraient sans doute qu’il ne se trouve pas que des charlatans parmi leurs confrères prescripteurs. Il importe dès lors de s’interroger sur la nature et les fondements de la décision de recourir à une telle pratique. S’agit-il de « soigner par le placebo » ? S’agit-il d’un pragmatisme thérapeutique – je ne sais pas pourquoi ça marche, mais je crois que ça marche ? S’agit-il de la volonté de canaliser la tentation des patients de dériver vers des pratiques franchement dangereuses ? Les justifications sont nombreuses, qui méritent davantage que d’être rejetées comme de la malhonnêteté.
Il faut reconnaître d’abord qu’une décision médicale, qu’elle soit celle d’un médecin ou celle d’un patient, n’est jamais une décision exclusivement scientifique.Plus encore. Qu’un fait scientifique se prouve et demeure invariable, n’implique pas qu’il soit toujours la considération la plus importante d’une décision médicale. Les considérations sociales, culturelles, psychologiques, éthiques enfin, ne sont pas la vaseline de la science.

"Il faut reconnaître d’abord qu’une décision médicale, qu’elle soit celle d’un médecin ou celle d’un patient, n’est jamais une décision exclusivement scientifique."

Avant de se poser la question : « comment atteindre un but X ? », un médecin ou un patient doit avoir déjà répondu à la question : « quel but peut-on et faut-il poursuivre ? » On a par exemple toutes les raisons de penser que l’homéopathie ne protège pas de la grippe. Mais face à un patient de 70 ans angoissé par le seul mot de grippe, il n’est pas irrationnel de penser que le but principal est de le rasséréner et de renforcer sa confiance en partageant ses croyances. Si j’accepte comme tu me le demandes de te prescrire de l’homéopathie, accepteras-tu en retour de te faire vacciner ? C’est une décision rationnelle.
C’est une autre question de savoir si c’est la meilleure décision à prendre. Pour un effet individuel immédiat positif – le patient est vacciné – il y a un effet collectif différé négatif – la confusion est entretenue sur l’efficacité des pratiques alternatives, que certaines pratiques médicales semblent ainsi cautionner. On ne peut ici qu’ouvrir le débat. Je fais partie de ceux qui refusent l’idée que les professionnels de santé puissent s’autoriser à mentir, fût-ce par omission, sur des questions générales comme : « X est-il efficace sur Y ? » Je réserve mon jugement pour les questions particulières comme : « l’état de Mme Z est-il sans espoir de guérison ? » Pour cette raison, je crois que les pouvoirs publics doivent adopter et faire respecter des positions claires et fermes sur ce qu’un dépositaire de l’autorité peut et doit faire.

Les patients sont rationnels !

De son côté, le patient n’est ni plus ni moins irrationnel que son médecin. Il adopte des convictions différentes, en partie. Je pars de l’hypothèse que le plus souvent, sa conviction de départ n’est pas que les pratiques alternatives sont efficaces. Elle n’est pas non plus que la médecine est généralement efficace. Il me semble plausible en effet que la majorité des patients n’est pas constituée de convaincus, mais d’attentistes. Leur croyance dominante est que tout ce qui a une chance d’améliorer leur état et peu de chances de l’aggraver, mérite d’être tenté, qu’il s’agisse de médecine, d’homéopathie, de naturopathie ou d’autre chose encore.
Difficile pour le médecin de ne pas adopter le même pragmatisme.
La limite, néanmoins, est que bien plus de pratiques prétendent pouvoir améliorer l’état d’un patient, qu’il n’a de chances réelles de les tester. On ne peut pas à la fois suivre les pro- et les anti-vaccins, les préceptes du jeûne et ceux du régime paléo. On peut à la fois se faire vacciner et prendre de l’homéopathie, mais pas acheter une boîte d’antihistaminiques, un traitement homéopathique contre les allergies et s’acheter un bon magazine en attendant que les choses rentrent dans l’ordre... il faut bien choisir ce que l’on fera de ces mêmes 5 euros.
Le choix n’est donc pas entre médecine et pratique alternative. Il existe une myriade de traitements dont certains sont étayés par la médecine scientifique, d’autres, par des hypothèses ou théories variées. Une sélection a priori des candidats au traitement qu’un patient envisage est inévitable. Elle se fait d’abord sur la base de la crédibilité préalable de ces hypothèses ou théories.
Or, il faut l’admettre au départ : les alternatives aux thérapies conventionnelles proposées aujourd’hui sont assez crédibles, aux yeux de nombreux patients, mais aussi aux yeux de professionnels de santé, pour qu’ils les admettent en principe, envisagent d’y recourir, ou bien y recourent effectivement, voire exclusivement. Si elles sont crédibles pour un agent, c’est une décision rationnelle pour lui de les envisager. Cela n’implique pas qu’il ne se trompe pas.

Raisons de croire

Quelles sont les raisons qui poussent un patient (ou son médecin) à tenir l’homéopathie pour une alternative crédible, alors que des raisons bien connues poussent un médecin (ou son patient) à rejeter cette même hypothèse d’emblée ?
Dans mon expérience, les preuves avancées sont le plus souvent des anecdotes, plus rarement des arguments généraux, y compris chez les praticiens qui recourent, par exemple, à l’homéopathie.

"Les preuves avancées sont le plus souvent des anecdotes [...] L’anecdote est une observation individuelle, directe ou indirecte. Je ne sais pas comment ça marche et je ne sais pas si ça marche tout le temps, mais ça marche pour moi."


L’anecdote est une observation individuelle, directe ou indirecte. Je ne sais pas comment ça marche et je ne sais pas si ça marche tout le temps, mais ça marche pour moi. Ça marche même sur les bébés et sur les animaux, et même sur les plantes, entend-on parfois dire de l’homéopathie. Il y a des patients sur lesquels ça marche, répondent en écho certains médecins. Il faut marteler que celui qui raisonne ainsi pratique de bonne foi ce que l’industrie pharmaceutique, et parfois certains « grands médecins », manipulent de temps à autre avec brio, le « saucissonnage du petit p », c’est-à-dire, la création ad hoc d’un groupe d’individus où le résultat qu’on veut observer se présente plus fréquemment qu’ailleurs. En d’autres termes, si je pratique à large échelle, disons, le massage des ongles pour un grand nombre de conditions où la rémission est spontanée, j’arriverai à faire apparaître un groupe de succès suffisamment grand pour que je le remarque.
En passant à l’argument général correspondant, on doit reconnaître qu’il n’existe pas de preuve statistique solide de l’efficacité de la plupart des pratiques alternatives dans la plupart des cas. On ne résout pas le problème en retournant l’échiquier : c’est le fait qu’une pratique soit efficace qu’il convient de prouver rigoureusement, et non le fait qu’elle ne le soit pas. Sans cela, n’importe quel groupe pourrait prétendre à l’efficacité pour n’importe quel pratique et, de ce fait, demander le remboursement par la Sécurité Sociale tant que ses croyances ne sont pas réfutées. Il n’y a aucune raison de privilégier une pratique parce qu’elle est connue, ni même parce qu’elle est répandue.
Cet argument, répété à l’envi, n’a pourtant aucune chance d’être efficace auprès des partisans d’une pratique alternative quelconque. La raison est parfois qu’ils prêtent des intentions malveillantes aux évaluateurs ou questionnent leurs méthodes en fonction de leurs préjugés. Mais la raison de fond la plus forte est la très forte probabilité a priori qu’ils attachent à l’hypothèse que cette pratique fonctionne. C’est cette conviction qui est à la source du conflit.
Or, d’où vient cette conviction ? Je ne crois pas que les partisans des pratiques alternatives soient nombreux à croire fermement à la mémoire de l’eau, à l’optimisation de l’effet placebo, au pouvoir immatériel de puissances surnaturelles, au Chi, ou à d’autres choses de ce type. Comme je l’ai dit plus haut, je pense qu’ils sont essentiellement pragmatiques : ils pensent que ça peut marcher, et qu’il faut tenter quelque chose qui peut marcher. Qu’est-ce qui peut donc bien les conduire à croire que quelque chose peut marcher et que la maladie n’est pas inéluctable ?
A l’évidence, c’est l’espoir.

 

 

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[c] Garo Phanie


La racine de toutes les croyances : la rhétorique de la promesse

On entend parfois dire que ce sont les échecs de la médecine qui font le lit des pratiques alternatives. Je pense que ce n’est pas le constat de ces échecs, ni même la croyance que la médecine échoue, qui nourrit ces pratiques. C’est la déception, la désillusion et la méfiance. La racine de la croyance en les pratiques alternatives, c’est l’espoir inconsidéré que l’on suscite en l’efficacité de la médecine pour de mauvaises raisons. Pour éviter aux patients de faire face à l’inéluctable. Pour continuer à financer des activités de recherche à l’issue trop aléatoire, mais sur lesquelles reposent des avancements de carrière et des activités lucratives.
Ce n’est pas la médecine qui a créé l’espoir de guérir. Tout au plus, elle l’exploite. Mais le développement de la médecine qui a donné aux attentes que nous avons des proportions fantastiques. Elle nous fait passer insensiblement de l’espoir à la conviction que, contre quelque maladie que ce soit, quelque chose peut marcher. Tout ce qui s’appuie sur cette conviction et l’alimente, nourrit en même temps, par ses échecs inévitables, la croyance en les pratiques alternatives.
Prenons l’exemple de la recherche contre le cancer. Même si les patients ont oublié la promesse spécifique qui a été faite un jour par un chercheur sur un plateau de télévision, le discours du directeur d’un hôpital, rapporté dans le journal local, et voué à justifier l’achat d’un appareil coûteux aux frais de la ville ou du Conseil Général, il reste une croyance a priori très forte que la probabilité qu’un moyen en général puisse guérir du cancer doit être élevée. Or le constat d’un échec, quel qu’il soit, constitue une révision nécessairement très efficace de la probabilité estimée par le patient et un discrédit très fort sur la mécanique de l’espoir en ce que la médecine peut faire. Difficile de convaincre des progrès formidables de la lutte contre le cancer, la famille d’un patient qui vient d’en mourir.

"Tant qu’on inculquera, et exploitera, la conviction qu’il doit exister un traitement à tout, il existera des alternatives fantasmatiques à tout ce qui échoue en médecine."


C’est là que se produit, je crois, le basculement essentiel. Certains se résignent et deviennent sceptiques : ils jugent le cancer inéluctable. Mais d’autres, plus nombreux, et paradoxalement bons élèves, continuent de vouloir croire en l’efficacité d’un traitement en général... puisque quelque chose peut marcher. Simplement, ils écoutent d’autres voix, qui leur tiennent, au fond, le même discours. Ces voix sont celles des médecines alternatives, qui singent les plus mauvaises pratiques médicales, celles des promesses que l’on ne peut tenir. Puisque ce qui marche, ce n’est pas la thérapie conventionnelle, c’est que ce doit être autre chose.
Tant que cette rhétorique de la promesse ne sera pas révisée, il y aura des alternatives plus ou moins fantasques à la médecine. Tant qu’on inculquera, et exploitera, la conviction qu’il doit exister un traitement à tout, il existera des alternatives fantasmatiques à tout ce qui échoue en médecine.

Conclusion

Les autorités publiques auraient raison de ne se laisser aller à aucune indulgence envers quelque pratique alternative que ce soit, qui n’aurait fait la preuve incontestable de son efficacité. Mais si elles veulent que cette ligne, nécessairement impopulaire, finisse par payer, elles doivent adopter la même ligne intransigeante envers les « traitements innovants » dont le coût est parfois, mais pas toujours, en adéquation avec le service médical rendu. Elle doit adopter la même ligne dure envers le financement des programmes de recherche par la générosité publique. En un mot, il faut cesser d’être naïf, non seulement avec les pratiques alternatives qui contredisent les principes de base de la science, mais encore, avec les programmes de recherche dont les chances de succès sont parfois si faibles, et les chances d’exploitation industrielles, plus ou moins indépendantes du service médical rendu.
C’est seulement quand une longue pratique aura donné à une instance de santé la même réputation d’austérité, d’incorruptibilité, d’exigence que, disons, la Cour des Comptes dans le domaine des finances publiques, que ses condamnations des pratiques alternatives feront autorité.
Soulignons enfin que si une pratique qui ne fait pas mieux qu’un placebo ne devrait être reconnue de quelque manière que ce soit par aucune autorité publique, interdire ces pratiques, lorsqu’elles ne sont pas dangereuses, relèveraient d’un autoritarisme qu’on ne saurait cautionner. Si je me trompe dans l’argumentation qu’on vient de lire, je revendique néanmoins le droit de l’avoir exposée, défendue, et d’en avoir suivi les conséquences. Il doit en être de même pour tous ceux qui souhaiteraient défendre les pratiques que je condamne ou souhaitent y recourir pour eux-mêmes.

 

 

par Maël Lemoine