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Les stigmates de la chimiothérapie

Chacun connaît la toxicité des produits utilisés au cours des chimiothérapies (cf. « L'impact environnemental des traitements par chimiothérapie »). Chacun sait quelle épreuve pour le patient atteint d’un cancer ces traitements peuvent constituer, en sus des épreuves imposées par la maladie elle-même. Faut-il mettre sur le devant de la scène la toxicité des excreta du patient traité pour ses proches ?

Par Maël Lemoine 

MaelLemoine

Tous les fluides corporels du patient traité par chimiothérapie, ses excréments et ses vomissures, sont toxiques pendant au moins 48 heures. Non pas tant pour lui-même, que pour ses proches, familles et animaux familiers. C’est ce que l’on appelle une vérité incongrue. Toute maladie, et tout particulièrement le cancer, apporte son lot de stigmates : est-il adéquat d’en rajouter encore, et de risquer de produire, peut-être inévitablement, un sentiment de culpabilité supplémentaire chez ces patients qui culpabilisent déjà souvent beaucoup d’imposer à leurs proches l’épreuve de leur maladie ?

Petit rappel : c’est quoi, une maladie ?

Les sciences sociales ont proposé une distinction utile entre la dimension sociale et vécue de la maladie, souvent appelée illness en anglais, et la dimension biologique et factuelle de la pathologie, souvent appelée disease. Les travaux des sociologues des sciences ont produit une riche littérature autour de la notion de « stigmates » de la maladie, c’est-à-dire, ces marqueurs sociaux de la maladie, qui mettent le patient à part de la société, parfois, dans un statut spécial proche de la minorité juridique, parfois, dans l’absence de statut. On ne parle alors pas seulement des troubles mentaux, mais aussi, des maladies organiques comme l’épilepsie, le psoriasis, la sclérose en plaques, la maladie de Charcot, et, naturellement, le cancer.

"Les sciences sociales ont proposé une distinction utile entre la dimension sociale et vécue de la maladie, souvent appelée illness en anglais, et la dimension biologique et factuelle de la pathologie, souvent appelée disease."

Il y a de nombreuses discussions pour savoir si ce qui définit principalement la maladie, ce sont les caractéristiques biologiques ou les caractéristiques sociales. La question peut paraître bien surprenante. En réalité, elle prend tout son sens quand on se place du point de vue du patient : pour lui, la maladie se réduit à l’ensemble des répercussions sur son existence, et ces répercussions sont sociales, psychologiques, existentielles. La connaissance des aspects biologiques de la maladie ne compte pas pour lui : ce ne sont que des supports pour trouver le moyen de contenir l’évolution de la maladie ou, parfois, de l’inverser. Mais au fond, on ne s’intéresse à la connaissance des maladies et aux moyens de réparer leurs dégâts, que parce que nous voulons vivre une vie heureuse, la plus éloignée possible de l’incapacité, de la souffrance et de l’angoisse.

Intérêt des malades, intérêt des non-malades

Du point de vue du malade du cancer, il est indubitable que lui faire prendre conscience de la toxicité qui se trouve dans son corps, et de leur dangerosité pour ses proches, c’est ajouter une charge supplémentaire à celles qu’il porte déjà. Peu importe la manière dont on s’y prend : c’est un malheur de plus dont il faut qu’il tienne compte.
Si l’on suivait le point de vue de l’intérêt de ce malade, il ne ferait aucun doute qu’il est inhumain de lui infliger, en plus de ce qu’il éprouve déjà, le poids des conséquences de son traitement sur les autres. « Non seulement tu es malade, non seulement on ne peut compter sur toi parce que tu pourrais mourir bientôt, non seulement il faut te remonter le moral, mais en plus, tu es toxique. » Tel serait le message.

"On n’interdira jamais au fils d’embrasser son père qui s’effondre en pleurs pendant la chimiothérapie. Mais on aime aussi ses proches quand on ne les touche pas pendant 48 heures."

Mais il existe d’autres points de vue individuels : ceux de la personne âgée fragile ou du nouveau-né de l’entourage du patient. S’ils risquaient seulement d’être nauséeux, on douterait à juste titre de la nécessité de tenir compte de la toxicité des excreta du patient sous chimiothérapie. S’ils risquent des conséquences plus sérieuses, il ne fait pas de doute qu’ils doivent être protégés. Toute la question est, au fond, de déterminer le degré de toxicité des chimiothérapies pour l’entourage.

Lorsqu’il s’agirait de l’intérêt du public en général, les pouvoirs publics devraient légiférer. Mais il ne s’agit ici que d’informer les proches des personnes sous traitement. On peut regretter que le dispositif d’information soit seulement pratique, et finalement peu informatif sur le degré et la nature des risques encourus. On n’interdira jamais au fils d’embrasser son père qui s’effondre en pleurs pendant la chimiothérapie. Mais on aime aussi ses proches quand on ne les touche pas pendant 48 heures. À  chacun d’évaluer le degré de risque qu’il court. A ceux qui savent échoit le devoir d’informer, pas celui de dicter les comportements.  

 

par Maël Lemoine