Créer la confiance soignant-soigné : intimité et secret dans le soin

L’intimité, le secret, la pudeur… Comment préserver ces valeurs fragiles dans le cadre d’un rapport de soin respectueux ? Comment passer de la relation en tête à tête au cabinet au travail hospitalier en équipe ? Philosophie, psychologie, études de cas, proposent des pistes de réflexions pour aider le professionnel de santé à approfondir la relation de confiance.

Par Laurent Joyeux.

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« Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions […] J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences. Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences […] Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés. Reçu(e) à l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers … »  Depuis ses origines, le serment d’Hippocrate accorde une place primordiale à la relation de confiance qui doit exister entre le médecin et son patient. A la suite d’un colloque organisé par l’université canadienne de Sherbrooke, les éditions Liber ont publié Intimité et secret dans les soins qui reprend un certain nombre des conférences suivies par un public de médecins, d’infirmiers et de professionnels de la relation d’aide.

Qu’est-ce que l’intimité ?

La notion d’intimité s’exprime par bien des mots et de bien des manières. Elle est étroitement en lien avec l’identité, avec ce qu’il y a de plus intérieur – le for intérieur –, avec la pudeur et le secret.  Qu’il s’agisse de souvenirs douloureux, effrayants, honteux ou délicats, c’est la part de soi que l’on préserve de l’autre et qu’on lui offre parfois dans une relation de confiance.

La notion d’intimité s’exprime par bien des mots et de bien des manières. Elle est étroitement en lien avec l’identité [...] – le for intérieur –, avec la pudeur et le secret.

Dire « Je suis intime avec toi », partager l’intimité  avec l’autre, crée une néo-intimité qui modifie le vécu par le pouvoir extraordinaire du langage. Aristote, Nietzsche ou Spinoza ont livré leurs pensées sur l’amitié, le tact et la relation à l’autre. Les contributeurs de ce livre très érudit, psychiatres, médecins ou psychanalystes, font souvent référence  à eux et présentent  des cas de patients confrontés à une situation intime particulière.

Le tact et l’intelligence de la situation

Dans la relation de soin, chaque professionnel de santé a son propre rapport à l’intimité du patient.

Pour le médecin, il faut équilibrer technicité et bienveillance et gérer plusieurs types de relation : en face à face au cabinet et en équipe à l’hôpital où l’effraction de l’intimité et de la pudeur est courante. Le patient se retrouve à la merci de l’autre que ce soit pour la toilette, la façon d’entrer dans une chambre ou un simple rideau tiré ou pas. L’annonce du diagnostic, l’information communiquée ou pas, et de quelle manière, sont par nature au cœur de la relation. Spécialistes de l’éthique médicale, Kevin Lota et Marie Schnebelen évoquent le « Pourquoi moi ? » du patient qui bascule dans la maladie et comment lui délivrer une information claire, adaptée et détaillée. Enseignante en psychologie, Florence Vinit rapporte les propos de Serge, admis aux soins palliatifs « Avez-vous demandé aux médecins ? J’aimerai mieux que vous, vous leur posiez la question et vous le direz ensuite à ma femme…»

Passer de la prise en charge à l’accompagnement

La maladie positionne le patient fragilisé dans une relation déséquilibrée avec le médecin qui occupe une situation dominante. Doctorante en philosophie et formatrice de travailleurs sociaux, Evelyne Hivar, explique comment « l’aidant est en surplomb par rapport à l’aidé », et comment cette situation peut mener à des formes d’assujettissement. Appelé à passer d’une « Prise en charge  à un Accompagnement,  il doit faire émerger la position de la personne sur les sujets qui la concernent », insiste-t-elle. L’autonomie du patient doit être favorisée au maximum dans la limite de ses capacités individuelles  en évitant un paternalisme intrusif, hérité des mandarins. Il faut beaucoup de tact au médecin – l’intelligence de la situation – pour l’accompagner. D’autant plus qu’il éprouve souvent le sentiment de régresser et est parfois porteur d’un lourd secret, comme Charline qui exprime le traumatisme des attouchements commis par son beau-père par des crises de tétanie.

La maladie positionne le patient fragilisé dans une relation déséquilibrée avec le médecin

Trouver le juste milieu

Confrontés au secret, certains médecins, pro actifs, proposeront d’emblée à leur patient de le livrer tandis que d’autres préféreront travailler dans la durée. Dans tous les cas il s’agit d’une décision grave car le secret libéré peut parfois conduire à un accès suicidaire ou psychotique grave. Une gageure dans une société qui se gargarise avec la transparence et s’exhibe sans filtre sur les réseaux sociaux et les émissions de télé réalité : « De toute façon, je n’ai rien à cacher […] vous pouvez tout raconter à mon réseau » disait un patient au psychanalyste Fabrice Herrera effaré.

Intimité et secret dans les soins propose des pistes de réflexion pour aider les professionnels de santé à déterminer jusqu’où ils peuvent et doivent pénétrer dans l’intimité de l’autre.


Entretien avec le Pr Devroede

Professeur mentor de chirurgie  à la faculté de médecine de l’université de Sherbrooke, le Pr Ghislain Devroede évoque l’abus sexuel secret et la somation transgénérationnelle.

Propos recueillis par Laurent Joyeux.

 

Devroede

Premier chirurgien au Canada à pratiquer la technique de la neuro modulation sacrée sur une patiente souffrant d’incontinence fécale, le Pr Devroede a  aussi, depuis très longtemps, établi un lien étroit entre un abus sexuel secret et une somatisation transgénérationnelle. Son intervention au congrès de Sherbrooke a été publiée dans Intimité et secret dans les soins. De passage à Paris pour les 6e Assises de l’association « Stop aux violences sexuelles », il revient sur le rapport entre violence sexuelle et somatisation digestive.

Quel a été votre premier contact avec une victime d’abus sexuels ?

Rose est venue consulter en… 1981, longtemps avant les remous actuels, son gastroentérologue voulait que je l’opère. Habituée des urgences, elle n’allait à la selle que tous les deux mois, de manière chronique. Elle m’a révélé qu’elle avait été abusée sexuellement par son père depuis l’âge de quatre ans. Je l’ai suivie en médecine pendant plus de 30 ans. En 2013, elle est entrée dans mon cabinet et m’a dit « Docteur, je ne suis pas normale, je n’ai plus mal au ventre – Tu es guérie Rose ! » Nous sommes sortis du cabinet et je l’ai présenté aux personnes présentes dans la salle d’attente. « Voilà une dame qui ne trouve pas normal de ne plus être malade ». Elle a été applaudie.

Quels sont les rapports de la somatisation avec la science ?

Depuis 1981, j’ai reçu en consultation beaucoup d’hommes et de femmes « malades de leurs parents » qui présentaient des troubles très importants de constipation, de douleurs abdominales ou anorectales, ou d’incontinence. La maladie a un sens. On ne tombe pas malade par hasard comme on tombe dans n’importe quel trou. On peut soigner les gens mais c’est eux qui se guérissent. J’ai aussi rencontré des sujets malades qui ne rapportaient aucun souvenir de sévices sexuels mais avaient un parent victime de traumatisme !

On peut soigner les gens mais c’est eux qui se guérissent

La méthode scientifique est une façon d’apprendre à penser ce que l’on voit. Si l’anecdote est représentative d’une série on entre dans la science. Les médecins détestent tout ce qui est subjectif. Je reçois des gens qui souffrent d’un mélange de désordres psychologiques et aussi de troubles physiques et je les aborde sur le plan relationnel. La somatisation n’est pas de l’imagination et la théorie de Freud, qui a fait des abus sexuels un fantasme transférentiel, sur des soi-disant faux souvenirs est aujourd’hui totalement dépassée. Une étude américaine sur 129 fillettes agressées sexuellement et passées par les services d’urgence révèle que 17 ans après les faits, 38 % d’entre elles avaient oublié l’agression. Chaque individu est unique et le tact est nécessaire. Face aux symptômes cliniques, les Américains sont très directs : « Avez-vous été abusée ? ». Une approche brutale qui peut « fermer la boîte ».

Constatez-vous un changement dans les mentalités ?

Pendant très longtemps j’ai été le vilain petit canard. On m’a traité d’obsédé sexuel. J’ai entendu des réflexions du type « Incroyable » comme « vous êtes pervers en Amérique du Nord !». Et je me souviens d’un vieux médecin croisé à une réunion nationale de gastroentérologie en France qui m’affirmait « Les "ballets roses" font partie de la culture française ! ». –L’affaire Weinstein a fait changer les mentalités. Les femmes ont changé le visage de la médecine et j’ai rencontré des personnes plus éveillées aux Assises de Stop aux violences sexuelles.

Bibliographie

Le Pr Ghislain Devroede a publié plusieurs livres chez Payot

  • Ces enfants malades de leurs parents, 2003 (avec Anne-Ancelin Schützenberger)
  • Ce que les maux de ventre disent de notre passé, 2002
  • Chacun peut guérir, 2011
  • Lettres d'un homme à un autre, 2012 (avec André Petrowski)
par Laurent Joyeux