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Les Français ont-ils vraiment besoin d’évaluer leur système de santé ?

L’Institut Montaigne a publié une étude sur les indicateurs de santé pertinents pour les Français, invitant les pouvoirs publics à davantage de transparence sur les résultats des établissements et des praticiens, du public comme du privé.

par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales.

MaelLemoine

Usager et praticien voudraient-ils se choisir librement ? Veut-on connaître les différences entre les prestations de soin ? Veut-on que le soin soit accessible à tous ? Si la réponse est un triple oui, ce que l’on veut s’appelle un système de « concurrence pure ». Veut-on que les usagers et les praticiens se déplacent librement sur le territoire, les uns pour aller chercher le soin là où il se trouve, les autres, pour aller chercher où il est demandé ? Veut-on enfin que toute l’information soit claire et explicite pour tous ? Si la réponse est un double oui, ce que l’on veut s’appelle un système de « concurrence parfaite ». Or qui s’opposerait à ces cinq demandes, du moins, ainsi formulées ? Lorsqu’elles sont réunies, on obtient le modèle théorique fondamental de l’économie de marché : le modèle de la concurrence pure et parfaite. En promouvant la circulation de l’information, le rapport de l’Institut Montaigne vise à renforcer un des piliers de l’économie libérale… et qui s’y opposerait ?

1% des Français utilisent les indicateurs de résultats

Une minuscule minorité de Français utilise les indicateurs de qualité des soins pour choisir leur médecin ou leur établissement de santé, selon le sondage commandité par l’Institut Montaigne. Certainement, si l’information n’était pas disponible ou de mauvaise qualité, on obtiendrait de tels chiffres. Cependant, il saute aux yeux de qui n’est pas Parisien, que le premier et principal obstacle au libre choix, est la disponibilité de l’offre de soin. Peu de Françaises iraient chercher pour accoucher la meilleure maternité dans un rayon de 150 km. Dans l’épreuve d’un cancer, qui ferait le choix d’aller se faire prendre en charge à 250 km de son domicile plutôt qu’à 30 km ? La disponibilité de l’information sur la qualité des soins changerait peu de choses à cet état de fait : s’il n’y a pas de libre circulation, l’information ne sert pas les choix.

Une minuscule minorité de Français utilise les indicateurs de qualité des soins pour choisir leur médecin ou leur établissement de santé [...], Cela ne signifie pas qu’elle ne sert à rien. Elle devient une sorte d’indice de réputation, plus ou moins fiable, mais en tout cas peu pertinente pour la décision de l’usager


Cela ne signifie pas qu’elle ne sert à rien. Elle devient une sorte d’indice de réputation, plus ou moins fiable, mais en tout cas peu pertinente pour la décision de l’usager. C’est à l’évidence ce qui se passe avec les classements publiés régulièrement dans la presse : hormis notation catastrophique d’un établissement, ils changent peu les choix et les pratiques des Français. En revanche, leur impact sur les autorités régionales, sur les établissements, sinon sur les praticiens, est réel. En d’autres termes, ce sont les établissements et les praticiens qui se mettent en compétition, plutôt que les usagers qui ne les mettent en concurrence.

Pourquoi les usagers s’intéressent-ils à ces chiffres ?

Les usagers voudraient assurément « avoir les chiffres » et ont l’impression que ces chiffres sont cachés ou difficilement accessibles. Pourtant, ils s’en servent peu. Comment comprendre ce paradoxe ?

Tout d’abord, peu répondraient qu’ils souhaitent qu’une information ne soit pas disponible. On pourrait toujours s’en servir, si on en avait besoin, et cela ne coûte apparemment rien d’en disposer. Ensuite, il existe assurément une sorte de divertissement teinté de chauvinisme, à scruter les chiffres pour s’assurer que son champion local – le CHU de Plaisant-Patelin dans le département du Bonheur – est bien toujours premier en France pour la qualité des rambardes dans ses toilettes et son opération de l’agénésie congénitale du lobe de l’oreille.

Mais surtout, la disponibilité permanente de l’information rassure d’une certaine manière sur le fait qu’aucun « scandale » ne soit dissimulé. Nous voudrions tous savoir qu’un établissement est très mauvais. Mais cela ne change pas grand chose à nos choix dans la majorité des cas, qu’il soit bon ou très bon.

Nous voudrions tous savoir qu’un établissement est très mauvais. Mais cela ne change pas grand chose à nos choix dans la majorité des cas, qu’il soit bon ou très bon.


Le coût de l’information

La disponibilité de l’information n’est pas gratuite. Elle se décide, se recueille, se compile, se vérifie ; elle modifie les pratiques de travail (parfois en bien, parfois non). Tout cela coûte du temps de travail, crée donc de l’emploi dans un secteur qui n’est pas nécessairement prioritaire. C’est une observation classique en théorie de la décision, que le temps de délibération, qui comprend un temps de consultation et d’analyse de l’information, a un coût qui rend parfois plus rationnel de décider sans prendre ce temps. Les Français qui demandent une information dont ils ne se servent pas, demandent en réalité des dépenses supplémentaires qui ne les servent qu’en principe, ou ne peuvent servir que certains d’entre eux.

Cela ne signifie pas qu’il faille s’opposer à la transparence. Il faut déjà distinguer disponibilité des chiffres déjà compilés et vérifiés, et constitution de nouveaux indicateurs. Les bases de données de la Sécurité Sociale sont déjà partiellement accessibles au grand public, et servent assez largement de base aux enquêtes des journalistes. Il existe peut-être d’autres données qui pourraient être rendues accessibles. La charge de la preuve incombe certainement à ceux qui souhaitent les rendre confidentielles plutôt qu’à ceux qui veulent les rendre accessibles. La conservation de la réputation d’un médecin n’est pas une bonne justification à la confidentialité des données sur ses prescriptions. Il peut exister de meilleurs arguments à cela. Il semble légitime qu’une association de patients sérieuse et indépendante demande à la Sécurité Sociale l’accès à certaines informations pour établir ses propres recommandations.

Mais quand l’information est inutile, le coût de sa mise à disposition doit être considéré.

Les recommandations du rapport de l’Institut Montaigne

Le document qui résume les recommandations de l’Institut laisse perplexe. Alors qu’on diagnostique un manque de données pertinentes pour les décisions de l’usager, aucun exemple de ces indicateurs « utiles » n’est mentionné. On laisse le soin de les choisir à une « task force pluridisciplinaire » que les pouvoirs publics devraient nommer. Ne faudrait-il pas montrer l’utilité de certains indicateurs pour l’usager, et nous en convaincre, avant de demander la constitution d’une telle commission ?

À cet égard, la section de comparaison du système français avec diverses pratiques à l’étranger paraît sélective et partiale, s’appuyant sur l’image d’un système français rétif aux changements de la modernité. Mais le lecteur peine à se convaincre que les indicateurs mentionnés changeraient de manière significative la prise de décision des patients.

En résumé, c’est un rapport qui s’appuie sur des diagnostics insuffisants et se conclut par des recommandations vagues. L’Institut Montaigne nous a habitués à bien mieux.

par Maël Lemoine