« Pénurie » de médicaments, un terme abusif

Lorsque l’on fait une recherche du mot « pénurie » sur Google, « pénurie de médicaments » vient en huitième position des suggestions du moteur de recherche, après « bitume », « eau », « essence », « sable » et « main d’œuvre ». L’oracle Google a parlé : il y a peut-être des pénuries plus inquiétantes que la « pénurie de médicaments ».

Par Maël Lemoine.

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Une « pénurie » est, à la lettre, un déséquilibre durable de l’offre par rapport à la demande. Le terme a une connotation puissante dans l’imaginaire collectif, puisqu’il semble impliquer que la pénurie touche seulement des biens essentiels ou indispensables, et qu’une compétition entre consommateurs s’installe pour un bien devenu rare, mais n’ayant pas disparu.

On ne saurait trop y insister : des ruptures d’approvisionnement variées de médicaments différents, mises ensemble, constituent des problèmes qu’il faut traiter, mais ne constituent pas une pénurie à proprement parler. Des supermarchés pourraient subir sporadiquement des ruptures d’approvisionnement des biens d’une catégorie, mettons, les fruits et, disons, à cause de causes multiples comme la perte d’une récolte ici, une grève des transports là, un transporteur qui ne s’est pas réveillé à l’heure là-bas : cela ne constituerait pas une pénurie.

Cette erreur de catégorie entraîne une série de risques supplémentaires qui sont peut-être aussi dangereux que les ruptures d’approvisionnement sporadiques.

Le risque d’une réponse publique disproportionnée

Le premier risque est qu’en alarmant la population de manière artificielle, on ne conduise les pouvoirs publics à répondre de manière disproportionnée pour répondre à l’opinion. Une bonne politique est toujours une question de dosage : s’il convient d’assurer un approvisionnement continu des médicaments indispensables, il serait excessif de bâtir pour cela une usine dans chaque département et de construire un réseau routier secondaire uniquement dédié aux transports de produits pharmaceutiques. Mais en deçà d’un niveau de réaction aussi exagéré, quel serait le juste niveau d’intervention ? Beaucoup d’événements qui conduisent à des ruptures d’approvisionnement d’un médicament ne mettent pas la vie de patients en danger. Mais en les amalgamant et en donnant l’impression qu’il s’agit d’un phénomène unique et durable, on inquiète les populations.

Les articles se multiplient dans la grande presse, qui parlent de 530 médicaments vitaux en pénurie, alors qu’il s’agit de 530 signalements d’événements de difficulté d’approvisionnement

Il ne s’agit ni de nier ces ruptures, ni de les minimiser. Il y a effectivement une augmentation du nombre de difficultés d’approvisionnement ponctuelles signalées. Mais il s’agit de signalements de rupture de stock, événement défini comme un délai supérieur à 72 heures pour fournir le médicament au patient. Même si l’on parle de médicaments vitaux, on ne parle pas toujours d’administration urgente : les vaccins constituent un bon exemple. En revanche, les articles se multiplient dans la grande presse, qui parlent de 530 médicaments vitaux en pénurie, alors qu’il s’agit de 530 signalements d’événements de difficulté d’approvisionnement sur des médicaments vitaux. Chaque professionnel de santé peut constater sur le terrain comment ces informations erronées peuvent créer artificiellement un problème supplémentaire.

Encore et toujours, le complotisme

Les professionnels de santé eux-mêmes ne sont sans doute pas à l’abri des théories du complot attribuant à la malfaisance ou à l’absence de scrupules de quelques-uns l’organisation de la pénurie. Le rapport de l’Académie nationale de pharmacie distingue des causes différentes à ces ruptures d’approvisionnement, dont certaines sont structurelles et conduisent à une augmentation durable de la probabilité de ce risque.

Mais sur les forums de professionnels de santé, pharmaciens ou médecins, on voit aussi souvent revenir les récriminations contre les grands laboratoires pharmaceutiques que sur les sites grand public. Il y a certes une différence entre accuser un site industriel de pratiques irresponsables, et l’accuser d’organiser délibérément des ruptures d’approvisionnement pour augmenter le prix de son produit. Mais cette nuance n’est pas toujours faite de manière manifeste par ceux qui donnent leurs avis.

Rappelons que selon l’enquête récente de Conspiracy Watch pour la Fondation Jean Jaurès, 55 % des Français sont d’accord avec l’idée que « Le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins », et que cela concerne 48 % des cadres et professions intellectuelles supérieures.

Les passagers clandestins de la pénurie

Un autre risque est que des médicaments clandestins à l’utilité accessoire s’invitent sur la liste implicite des médicaments indispensables du fait qu’ils sont concernés par la « pénurie ». Le rapport de l’Académie nationale de pharmacie sur l’indisponibilité des médicaments évoque trois familles de produits seulement, les anticancéreux, les vaccins et les antibiotiques, pour lesquelles sont identifiées des causes structurelles contre lesquelles un plan d’action est proposé. On voit çà et là sur internet la liste s’étoffer de médicaments contre la maladie de Parkinson, le Lévothyrox, et quelques autres Aspirine Protect 100. En faisant une petite recherche sur internet, il n’y a presque pas de médicament qu’on ne puisse trouver associé à ce terme clé de pénurie.

Ce type de raisonnement révèle une forme d’addiction à la sécurité mentale que nous offre l’idée de médicament contre les risques de maladie et de mort qui nous font naturellement peur à tous. Ce ressort puissant nous pousse à consommer non pas seulement ces médicaments dont le service médical rendu est manifeste, mais aussi, beaucoup d’autres dont on se convainc aisément qu’on ne pourrait se passer.

Politisation d’un problème survendu

Le rapport de l’Académie de pharmacie propose des solutions immédiates et des solutions à long termes mesurées pour répondre à cette difficulté dont il ne s’agit pas de nier qu’elle s’est accrue au cours des dernières années. Mais on voit immédiatement surgir les solutions simples et radicales qui polarisent politiquement la population autour de ce problème, lorsqu’il est exagéré : nationalisation de la production industrielle de médicaments vitaux pour les uns, libéralisation du marché et des prix pour les autres. Encore une fois, diversifier les sites de production, ajuster les prix pour que les médicaments, même anciens, restent rentables à produire, obliger les producteurs à annoncer en avance leurs intentions de cesser la production d’un médicament donné, et quelques autres mesures simples, tout cela devrait suffire à normaliser l’approvisionnement.

Sauf si, naturellement, les reptiliens sont de la partie.

 

par Maël Lemoine