Avancées et impasses sur le cancer / #3 Tout s’explique-t-il par les gènes ?

Facteurs de risque, mutations, cibles thérapeutiques : une très grande partie de la recherche sur le cancer se focalise sur le rôle des gènes dans l’apparition et le développement de la maladie. Longtemps au détriment d’autres pistes pourtant prometteuses.

Par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales, université de Bordeaux.

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Avancées et impasses sur le cancer / #1 Panorama

Avancées et impasses sur le cancer / #2 Va-t-on trop loin dans le dépistage ?

Pour les pressés : direct à la conclusion de l'article !

 

Les Français surestiment largement la place des cancers héréditaires dans l’ensemble des cancers qui frappent la population, selon une récente enquête menée par l’Institut Curie et ViaVoice. Un Français sur deux estime même que c’est entre un quart et la moitié des cancers qui sont associés à des prédispositions génétiques – en réalité, il ne s’agit que de 5% des cancers. Cette représentation erronée touche tout particulièrement le cancer du sein, que 63 % des Français croient héréditaire.

Cet état des lieux n’est pas le reflet de tendances internes de la population, mais l’accumulation de discours médicaux et scientifiques passés. Les Français n’adoptent pas une sorte de fatalisme génétique dans le but de se déresponsabiliser de l’impact de leurs comportements. Ils n’ont pas inventé la notion de prédisposition génétique au cancer. Non seulement cette notion a dominé la recherche en oncologie pendant plusieurs décennies. Mais lorsqu’elle a été battue en brèche, les chercheurs ont continué à se focaliser sur le rôle des gènes dans la maladie et à développer des « tests génétiques ». Avant cela, la principale théorie sur le cancer y voyait déjà principalement une séquence de mutations (non-héréditaires) rendue plus probable par des facteurs environnementaux. Depuis l’avènement de la génomique, on continue à décrire l’histoire naturelle de la maladie en termes génétiques. Pas étonnant, dès lors, que la majorité de nos contemporains continuent de conclure qu’ils auront probablement le même cancer que leur parent au même âge, quoi qu’ils mangent, boivent ou respirent.

Le paradigme de l’oncogène

Les historiens du cancer ont appelé « le paradigme de l’oncogène » un programme de recherche dominant au moins jusque dans les années 1990, selon lequel des perturbations dans le mécanisme de division cellulaire expliquent principalement le développement de la tumeur, et selon lequel ces perturbations à leur tour s’expliquent par des mutations touchant les gènes qui régulent la division cellulaire. Ces gènes sont appelés oncogènes. Le plus connu est TP53, un gène responsable du déclenchement d’une cascade d’événements qui mettent la cellule à l’arrêt, et dont la mutation ou l’inactivation est retrouvée dans la majorité des cancers. Il existe plusieurs types d’oncogènes, et leur découverte progressive nous donne une image plus précise du développement de cette maladie. Mais il n’en découle pas qu’on tient « la » cause, ni même toujours « une » cause du cancer – on tient simplement une pièce du puzzle, un rouage du mécanisme.

Voir l’oncogène comme le grand architecte du cancer est typique de ce que l’on appelle parfois le « génocentrisme » : une conception du génome selon laquelle les gènes contenant les « instructions » pour l’activité de la cellule, ils commanderaient à tout ce qui se produit dans la cellule. Cette conception se heurte à de nombreuses difficultés : redondance des informations, multiplicité des voies pour obtenir un même effet, contradictions entre « instructions » génétiques, activations et inactivations diverses des gènes en fonction du contexte non-génétique, pour en citer quelques-unes. Une mutation d’un gène codant pour une unique protéine indispensable au bon fonctionnement d’une voie de signalisation sans redondance conduit à une pathologie « génétique ». On a raison de se focaliser alors sur le rôle du gène. Le génocentrisme serait déjà plus discutable quand il s’agirait de savoir s’il y a des causes génétiques au fait que certains fumeurs n’échappent pas aux cancers ou aux maladies cardiovasculaires ou respiratoires. Le consensus raisonnable est de se focaliser alors sur les causes environnementales, même si les gènes jouent nécessairement un rôle dans la maladie. Il constitue peut-être une aporie pour les chercheurs – certains le suggèrent depuis longtemps – dès lors que l’on prend au sérieux le fait que les gènes s’activent, ou s’inactivent, en fonction de signaux provenant de l’environnement immédiat de la tumeur : ce que l’on appelle le « microenvironnement tumoral ».

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Le rôle du microenvironnement tumoral

Le génocentrisme n’est pas remis en question parce qu’il manque de produire des découvertes de gènes nouveaux impliqués dans les mécanismes du cancer. Il l’est principalement faute de mettre en évidence ce que l’on appelle parfois des mécanismes « actionnables », c’est-à-dire, des cibles d’intervention pour des approches thérapeutiques satisfaisantes.

Deux grandes raisons internes à la tumeur expliquent les limites thérapeutiques du génocentrisme. Tout d’abord, les tumeurs présentent une assez grande hétérogénéité génétique, et plusieurs mutations sont nécessaires à la cancérisation de la cellule (selon le paradigme de l’oncogène). Un traitement qui ciblerait une partie de la population des cellules cancéreuses, n’agirait pas sur toutes. Pire : il pourrait, selon certains, favoriser la croissance de la tumeur en perturbant l’équilibre de compétition entre plusieurs populations cellulaires qui la composent. Ensuite, il n’est pas évident de cibler thérapeutiquement l’inactivation ou l’activation d’un gène. Celle-ci ne dépend pas essentiellement du gène lui-même, mais souvent d’une foule d’autres causes qui se trouvent dans l’environnement immédiat de la cellule cancéreuse.

Les progrès spectaculaires de la génomique nous permettent désormais d'étudier les mutations de la tumeur elle-même, causes bien plus proximales de son évolution que les mutations héréditaires, mais qu'il n'y a aucune raison de mettre en avant davantage que d'autres changements caractéristiques de la grande majorité des cancers. Il faudra du temps, cependant, avant que le public ne dissocie les notions de "gène" et d'"hérédité".


C’est cette idée qui, en convergence avec d’autres, a conduit au développement du paradigme du « microenvironnement tumoral ». Celui-ci n’est pas un paradigme « anti-génétique », mais c’est clairement un paradigme anti-génocentrique. Il se décline en une foule de programmes de recherche différents. Ceux-ci accentuent plus ou moins le rôle des gènes. Certains se concentrent, par exemple, sur la vascularisation de la tumeur : les mécanismes d’angiogenèse qui permettent à celle-ci de se développer mais aussi, probablement, de métastaser. D’autres se concentrent sur le contrôle de la croissance tumorale par le système immunitaire. D’autres enfin se sont intéressés aux interactions entre la tumeur et la « structure physique » de son environnement, ou bien au rôle des hormones dans le développement de certains cancers, ou encore, aux interactions avec le microbiote. Autant de « couches » de l’environnement de la tumeur qui peuvent à bon droit être tenues pour « causales » dans le développement de la tumeur, autant que les oncogènes – mais qui constituent des cibles thérapeutiques peut-être plus prometteuses, en tout cas, plus réalistes que les gènes eux-mêmes.

Dû au hasard, le cancer ?

En 2015, le mathématicien Cristian Tomasetti et l’oncogénéticien Bert Vogelstein publient un article retentissant sur les causes des mutations qui induisent les différents cancers. Traditionnellement, soulignent les auteurs, on reconnaît qu’il existe deux causes « génétiques » du cancer : la mutation héréditaire et la mutation environnementale. Les auteurs proposent de prendre en compte une troisième cause : la mutation « réplicative », ou encore, mutation survenant aléatoirement lors de la réplication des cellules souches d’un tissu donné dans un organe donné. Ils démontrent l’existence d’une forte corrélation entre le nombre de divisions des cellules souches dans un organe donné, et la prévalence du cancer de cet organe au long de la vie. Évaluant ainsi la prévalence des trois causes, ils posent une conclusion surprenante : la mutation réplicative est la principale source de cancers, les causes héréditaires et environnementales jouant un rôle minime dans la survenue de la plupart des cancers – à l’exception notable de quelques-uns, comme le cancer bronchique.

Cette théorie s’est répandue dans le grand public, probablement trop rapidement. Baptisée « théorie de la malchance », elle semble avoir pour conséquence le faible rôle des causes environnementales en particulier et, par conséquent, le rôle limité de la prévention.

Cette théorie a d’emblée suscité la polémique. Sans doute parce qu’elle battait froid beaucoup de spécialités différentes autour du cancer. Les épidémiologistes voyaient le champ potentiel de découvertes de facteurs environnementaux nouveaux brutalement borné. Quant aux programmes de biologie moléculaire qui s’intéressent à l’étiologie de la maladie, ils se trouvaient tous réduit à une seule hypothèse. Restent également quelques questions techniques liées à la démonstration proposée par les auteurs.

En conclusion : de la difficulté de simplifier

L’affirmation : « le cancer a des causes génétiques » est aussi vide de sens que la notion de « maladie génétique » aujourd’hui. D’abord parce que c’est un truisme : tout ce qui se passe dans un organisme a des causes génétiques. Ensuite parce que seulement une minorité de cancers ont pour causes avérées des mutations génétiques héréditaires. Enfin parce que les progrès spectaculaires de la génomique nous permettent désormais d’étudier les mutations de la tumeur elle-même, causes bien plus proximales de son évolution que les mutations héréditaires, mais qu’il n’y a aucune raison de mettre en avant davantage que d’autres changements caractéristiques de la grande majorité des cancers. Il faudra du temps, cependant, avant que le public ne dissocie les notions de « gène » et d’ « hérédité ». Il lui faut comprendre que, justement, ce sont les gènes de certaines des cellules de la tumeur, et non les gènes des cellules saines, qui jouent un rôle dans le développement de la maladie dans la plupart des cas. Il lui faut comprendre que les gènes ne sont pas la source ultime d’une cascade d’effets qui conduit au cancer, mais plutôt un ensemble de passes étroites par lesquelles le cancer peut se frayer un chemin – autant de sinuosités du développement d’un cancer. Conditions nécessaires du cancer, les oncogènes n’en sont sans doute pas la condition suffisante. Enfin et surtout, il est difficile de voir quelle piste thérapeutique réaliste un programme « tout génétique » peut ouvrir.

Pourtant, la génomique est plus que jamais au cœur de la recherche en oncologie – et pour de bonnes raisons. Reste à diffuser, autour du petit cercle des chercheurs et des spécialistes, des représentations plus exactes du rôle de la génétique dans le cancer. Car on ne répétera jamais assez que ces représentations ont un impact majeur sur le comportement et les décisions, non pas seulement du grand public, mais aussi des professionnels de santé.

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par Maël Lemoine