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Avancées et impasses sur le cancer / #1 Panorama

Une vue d’ensemble qui inaugure une série d’enquêtes sur tout ce qui est confus dans nos connaissances du cancer aujourd’hui.

Par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales, université de Bordeaux.

MaelLemoine

Difficile de s’y retrouver dans la jungle de l’information et de la désinformation sur le cancer. L’information scientifique est technique et dépasse vite les compétences du non-spécialiste – le généraliste s’y perd vite, mais les spécialistes ont du mal à prendre une vue d’ensemble : les recommandations sur le traitement du sarcome chez le jeune adulte ne valent pas pour le traitement du carcinome bronchique du sujet âgé. Tant qu’un fait scientifique sur le cancer n’a pas acquis la patine du temps, il semble prématuré, et dès qu’il est un peu éprouvé, il semble déjà dépassé. A cela s’ajoute le biais de publication. Dans les journaux scientifiques, on publie principalement les résultats positifs. Cela ne signifie pas que l’on ne publie que sur ce qui soigne, mais qu’on publie surtout les résultats qu’on établit et peu ceux que l’on réfute. Si une expérimentation montre quelque apparence d’efficacité pour un traitement, l’article se publie facilement. Mais c’est aussi le cas si elle montre la nocivité d’un traitement, qu’un agent environnemental, mettons l’aspirine, a un effet protecteur, ou que c’est un facteur de risque. Les hypothèses qui ont du plomb dans l’aile, voire celles qu’on a adorées puis abandonnées, comme le rôle majeur de l’hérédité génétique dans le cancer, sont rangées sur des étagères au milieu des hypothèses admises depuis longtemps et dont on ne parle plus. La grande presse comme la presse de vulgarisation scientifique amplifient ce sensationnalisme déjà à l’œuvre dans la presse dite sérieuse. Cela crée un état des connaissances à double niveau : sur un plan, la succession rapide des modes, et sur un autre plan, un compendium de croyances anciennes qui reflète l’inertie incroyable des discours scientifiques dépassés. Comme si cela ne suffisait pas, ajoutez une couche de recettes fantaisistes concoctées par des charlatans qui manipulent cyniquement la détresse des patients, et assaisonnées par des illuminés sincères mais atteints du complexe du Messie. Cet article inaugure une enquête sur ce que l’on sait du cancer, de son diagnostic, de sa prévention et de son traitement.

Le dépistage

La cancérisation d’un tissu est un processus. Ce processus peut être temporellement décomposé en une série continue d’états qui vont progressivement en direction du cancer caractérisé – celui sur lequel l’anatomopathologiste n’a pas de doute ; ou bien, en une série continue d’états qui n’arriveront jamais au cancer caractérisé. Car le développement d’un cancer est un processus essentiellement imprévisible. Il est plus facile, quoique pas toujours évident, de prédire la trajectoire d’un cancer bien caractérisé sur la base de son agressivité dans la population qui en souffre. Mais il est souvent difficile de prédire la trajectoire d’une lésion « précancéreuse », comme on le dit assez pudiquement, moitié pour ne pas inquiéter outre mesure, moitié parce que « précancéreuse » n’étant pas « cancéreuse », on n’a jamais dit que ça l’était. Les moyens de détection s’affinent, imagerie, immunohistochimie et même séquençage. On détecte plus tôt, on intervient plus tôt. On a répandu massivement l’idée que c’est la meilleure stratégie thérapeutique. C’est aussi, comme chacun sait, une cause majeure de surmédicalisation et de surtraitement. Plusieurs cancers seraient ainsi surdiagnostiqués – prostate, sein, thyroïde, peau, et quelques autres. La quantité de souffrances engendrée est massive dans la population : une angoisse aiguë qui vous transforme à jamais, une mastectomie ou une prostatectomie qui vous plonge dans un état de handicap chronique, peut-être pour rien, une anxiété diffuse qui modifie les comportements, mais pas nécessairement à bon escient. D’un autre côté, c’est la mort qui attend ceux qui ne répondront pas au traitement d’un cancer bien installé.

Un cancer, c’est héréditaire ?

Dans le public règne une grande confusion sur le rôle « des gènes » dans le cancer. D’un côté, le message est passé que le tabac et l’amiante sont cancérigènes. De l’autre côté, les gens restent majoritairement persuadés que changer leurs comportements ne changera rien à leur risque de cancer, et que si un de leurs ascendants est mort d’un cancer à 67 ans, ils mourront aussi du même cancer au même âge. Les professionnels de santé ne commettent pas les mêmes erreurs. Mais il est difficile pour eux d’expliquer que certaines formes de cancer, principalement ceux qui surviennent tôt dans la vie, sont sous l’influence majeure de mutations dont certaines seulement sont héréditaires. Difficile aussi de faire comprendre que certains gènes peuvent déclencher un cancer seulement dans une exposition environnementale donnée. Plus difficile encore de rendre claire la notion de génome de la tumeur – un génome qui n’est ni tout à fait celui de l’individu, ni tout à fait différent de celui de l’individu qui en est porteur, et qui n’est lui-même pour l’essentiel pas héréditaire. Ceux qui ont associé l’idée de gène à l’idée d’hérédité ont en effet du mal à comprendre les idées d’accumulation de mutations génétiques, d’oncogène, de « gène driver » et d’épigénome. A ces difficultés s’ajoute un glissement progressif de la recherche qui se décentre progressivement, sans la rejeter pour autant, de l’hypothèse de l’accumulation d’erreurs, et se recentre sur une série d’hypothèses dites du « micro-environnement tumoral ».

Qu’est-ce qui est vraiment cancérigène ?

Difficile, aussi, de faire passer le message que l’environnement d’une ville en 1959 était bien plus pollué que l’environnement d’une ville en 2019, alors que l’environnement de la planète en 2019 est évidemment bien plus pollué qu’en 1959. Qu’est-ce que cela nous dit du risque de cancer porté par nos environnements ?

C’est un des rôles de l’International Agency for Research on Cancer (IARC), un organisme qui dépend de l’ONU, que d’établir un état des lieux de nos connaissances en matière d’étiologie des cancers. C’est cette agence qui classe aliments, boissons, engrais, bisphénols et autres nanoparticules, en « cancérogènes pour l’homme », « probablement cancérogènes pour l’homme » et « peut-être cancérogènes pour l’homme », « inclassables » et « probablement pas cancérogènes ». Parmi les agents probablement cancérogènes se trouvent, pêle-mêle, les nitrites utilisés dans la charcuterie, le glyphosate, et même le cisplatine utilisé en chimiothérapie. Parmi les cancérogènes, se trouvent l’éthanol des boissons alcoolisées, l’œstrogénothérapie de la femme ménopausée et l’amiante.

Comment ces agents sont-ils classés ? Peut-on faire confiance à cette agence de l’ONU ? Quelles recommandations tirer en pratique de ces classifications ? Qui fait entendre des voix dissidentes, et faut-il écouter ces voix ?

Vers une médecine personnalisée, vraiment ?

Depuis environ 20 ans, une petite musique se fait entendre en oncologie comme dans tous les autres domaines de la médecine : la révolution de la « médecine personnalisée » est en cours. Aussi appelée « médecine de précision », cette pratique consisterait à accumuler des données massives sur toutes sortes de caractéristiques du patient et de son cancer – principalement des données génomiques et transcriptomiques – afin de déterminer la stratégie thérapeutique qui a le plus de chances de lui profiter au mieux. Cet argumentaire se retrouve presque à l’identique dans les plans de communication de tous les grands groupes pharmaceutiques impliqués dans la recherche contre le cancer. Il semble s’appuyer sur des avancés spectaculaires dans la conception des traitements, sur la puissance de calcul des ordinateurs les plus récents, sur des données populationnelles jamais jusqu’à présent rassemblées à cette échelle.

Pourtant, la « médecine personnalisée » commence à susciter des doutes. Elle s’appuie constamment sur une rhétorique de l’avenir et n’aurait que des promesses à proposer. Ses résultats seraient bien maigres, et ses coûts, astronomiques. Certains se demandent s’il y a davantage, dans son titre, que cet argument démagogique d’une médecine « pour chacun », et en particulier « attentive à sa personne ». Qu’en est-il des méthodes scientifiques qui étayent la médecine personnalisée ? Pourra-t-elle un jour être à la hauteur de ses promesses ?

Cancer c sandrine Lemoine INT 

 De la chirurgie aux immunothérapies

Les traitements du cancer sont, par nécessité, portés aux nues dans une rhétorique inflationniste constante : celle du progrès, porté par l’espoir mais, surtout, par le désespoir. Y concourent l’industrie pharmaceutique, les cancérologues, les pouvoirs publics et la grande presse. Mais exactement comme les populations s’habituent à l’inflation et anticipent la dévaluation de leur monnaie, elles s’habituent aux discours triomphaux et les comparent à la réalité qu’elles constatent. On peut toujours afficher des taux de rémission de 85 % et montrer les progrès des courbes de survie : la confiance est minée.

Pourtant, c’est un tort. Il y a eu de vraies avancées dans le traitement du cancer. Si la prévention demeure de loin la plus importante, les progrès de l’intervention chirurgicale restent inégalés. Radiothérapie et chimiothérapie restent les traitements standards – elles entrent dans des stratégies thérapeutiques extrêmement sophistiquées dont les fondements font l’objet de discussions théoriques passionnantes. Que faire face à la résistance acquise des tumeurs aux traitements, et comment les comprendre ? La notion d’un cancer devenu « maladie chronique » légitime-t-elle les plus grands espoirs, ou bien constitue-t-elle le scandale absolu d’une surmédicalisation impuissante ?

La notion d’un cancer devenu « maladie chronique » légitime-t-elle les plus grands espoirs, ou bien constitue-t-elle le scandale absolu d’une surmédicalisation impuissante ?


Enfin, les immunothérapies sont présentées comme une révolution dans la prise en charge des cancers : même s’il est trop tôt pour le dire, comment évaluer les chances que ces traitements hors normes nous offrent, et nous offriront dans le futur ?

Cancer, vieillissement et évolution

L’enquête ne serait pas complète sans un tableau des connaissances qui se développent le plus lentement, loin des engouements pour un traitement, des scandales et des psychoses sur un aliment. Ces connaissances sont les hypothèses scientifiques les plus fondamentales qui étayent l’ensemble de nos connaissances sur le cancer. Elles répondent à des questions comme : qu’est-ce qu’un cancer, comment le cancer est-il apparu au cours de l’évolution, quelles espèces touche-t-il et quelles espèces ne touche-t-il pas et pourquoi, comment les cancers apparaissent-ils et régressent-il parfois spontanément, quel type de dysfonctionnement de l’organisme constituent-ils, etc.

Deux cadres importants se sont développés et permettent de prendre une vision d’ensemble du phénomène cancer. Le premier est l’étude du vieillissement des organismes. Car il ne faut pas oublier que le cancer est essentiellement une maladie de l’âge. Depuis longtemps, on sait que le cancer n’est pas seulement une loterie à laquelle on joue toute sa vie durant, mais que c’est aussi une loterie à laquelle on a malheureusement de plus en plus de chances de gagner. L’accumulation de mutations génétiques joue un rôle, mais ce n’est manifestement pas le seul mécanisme à l’œuvre.

Le deuxième cadre est la théorie de l’évolution. Cette puissante théorie fondamentale, qui ne cesse de se compléter, de s’enrichir et de gagner en précision comme en exactitude, a pénétré aussi la recherche contre le cancer. Il ne s’agit pas seulement de comprendre l’évolution des cancers à l’échelle des espèces, mais aussi, l’évolution des tumeurs à l’échelle de l’organisme.

Conclusion

A l’horizon de cette enquête, une question philosophique fondamentale : faut-il retrousser ses manches et se battre contre le cancer, ou bien est-il plus sage d’accepter son existence et de se résigner à la possibilité qu’il survienne ? Dans un cas comme dans l’autre, il est des facteurs de risque qu’il est avisé d’éviter et des traitements dont l’efficacité est incontestable. Et cela, il est bon de le savoir, quoi qu’on pense du reste.

par Maël Lemoine

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