Troubles bipolaires : pour un repérage plus précoce

Les troubles bipolaires souffrent encore d’un retard au diagnostic, de 2 à 8 ans en moyenne, alors qu’une prise en charge précoce est indispensable pour améliorer le pronostic et la qualité de vie dans une pathologie souvent très invalidante.


Les troubles bipolaires concernent de 1 % à 2,5 % de la population (entre 650 000 et 1 600 000 personnes en France). Ils débutent généralement entre 15 et 25 ans. L’alternance des épisodes maniaques et dépressifs altère les relations familiales et sociales, expose aux addictions, aux troubles métaboliques et au risque de suicide.


Un diagnostic complexe


Plusieurs raisons expliquent le retard au diagnostic, les caractéristiques de la maladie elle-même, mais aussi le manque d’attention prêté à des épisodes d’hypomanie et les comorbidités. Deux tiers des bipolaires ont plus de phases dépressives que d’épisodes maniaques, un tiers souffre de plus d’épisodes maniaques. C’est la répétition des épisodes de polarité différente qui fait le diagnostic, mais si on repère plus facilement l’épisode maniaque, les formes de début sont plus souvent à type de dépression, qui peut passer facilement pour une dépression simple si on ne s’enquiert pas d’antécédents d’hypomanie. Mais en l’absence de phases maniaques avec hyperexcitabilité et comportements aberrants, les épisodes hypomaniaques peuvent ne pas sembler pathologiques. Une personne hyperactive, qui dort peu, très créative, performante au travail ou acharnée au sport paraît d’autant moins pathologique que cette attitude est souvent valorisée socialement.


Autre cause de retard de diagnostic, le défaut de repérage lié aux soins, aucun biomarqueur ne permettant de dire devant un épisode dépressif chez un sujet jeune qu’il s’agit du premier épisode d’un trouble bipolaire. Les médecins doivent être sensibilisés à ce sujet et prêter systématiquement attention à certains signes, le jeune âge de survenue vers 25 ans qui n’est pas classique dans la dépression simple, les antécédents familiaux de troubles de l’humeur, la recherche d’épisodes hypomanes, où le patient s’est senti « hyper en forme » et hyperactif.


Les manifestations peuvent aussi être très trompeuses en cas de surconsommation de toxiques − alcool, cannabis, cocaïne… − très fréquente en particulier dans les phases maniaques ; elle masque les fluctuations de l’humeur qui leur sont à tort attribuées.


« Avant de parler de dépression simple ou d’abus de toxiques, il est essentiel de rechercher systématiquement des éléments en faveur d’une bipolarité en s’aidant de questionnaires tels le MDQ (Mood Disorder Questionnaire) », insiste le Pr Llorca.


Retard à la prise en charge, une perte de chance pour le patient


Le retard au diagnostic est pénalisant pour des raisons biologiques, la répétition de ces épisodes conférant une plus grande vulnérabilité. Plus ces épisodes se répètent, et plus le risque de récidive est important.


D’autre part ces troubles altèrent la capacité de réagir aux interactions sociales, et le début de ces troubles chez un sujet jeune a rapidement des conséquences familiales, sociales, professionnelles… etc. gravissimes lorsqu’ils agissent hors contrôle, avec un risque accru de chômage, de ruptures, etc. Les addictions pèsent lourdement sur le pronostic. Les patients utilisent souvent diverses substances toxiques pour se stimuler ou au contraire s’apaiser, ce qui modifie l’évolution de la maladie et majore très souvent les récurrences des épisodes.


Il existe aussi un sur-risque de comorbidités somatiques, les troubles bipolaires s’associant plus souvent que dans la population normale à des anomalies métaboliques, diabète de type 2, HTA, pathologies cardiovasculaires, etc. Ces risques doivent faire l’objet d’une prévention hygiéno-diététique et pharmacologique le plus rapidement possible.


Prévention des rechutes


L’approche des troubles bipolaires repose sur la pharmacopée, l’éducation thérapeutique et la psychothérapie, le respect d’une bonne hygiène de vie.


« Il n’existe pas de traitement curatif du trouble bipolaire, mais les traitements prophylactiques permettent d’éviter les rechutes ou au moins de les espacer, de réduire leur amplitude et leur durée et de mener une vie la plus normale possible. Plus leur instauration est précoce, meilleure est la réponse au traitement », explique le Pr Llorca. À côté du lithium qui constitue toujours la pierre angulaire du traitement, on peut proposer des antiépileptiques ou des antipsychotiques de seconde génération en fonction des antécédents, de la symptomatologie et de l’évolution de la maladie. Il est certain qu’il existe une certaine variabilité individuelle dans les réponses, que rien ne permet de prédire. C’est en observant l’évolution qu’on adaptera le traitement, en sachant qu’une molécule efficace le reste généralement.


Un des facteurs clés de la réussite du traitement est l’observance, toujours difficile à obtenir dans une maladie chronique.


La prescription d’antidépresseurs dans les troubles bipolaires est très débattue car elle augmente le risque de déstabiliser le trouble de l’humeur. Avant de les prescrire, il convient d’explorer tous les paramètres pouvant évoquer la bipolarité. C’est une prescription qui est du ressort du spécialiste, et en tout état de cause, un antidépresseur ne doit jamais être proposé chez un bipolaire avéré sans être associé à un normo-thymique.


Les stratégies d’éducation thérapeutique ont fait leurs preuves pour éviter les conduites à risque comme les interruptions de traitement et la consommation de toxiques. Des données scientifiques ont clairement montré que la psychoéducation et l’éducation thérapeutique réduisent nettement le risque de rechute. Des stratégies un peu plus spécifiques de remédiation cognitive sont efficaces chez ces personnes qui souffrent souvent de problèmes de mémoire et d’attention. Il existe aussi des groupes d’éducation thérapeutique pour l’entourage du patient afin de lui faire comprendre que certaines réactions ne ressortent pas de la « volonté » du malade et sont purement liées à la maladie.


Des liens génétiques complexes


La nature génétique des troubles bipolaires a bien été montrée, et le risque de développer des troubles bipolaires est de 10 % environ pour un enfant dont l’un des parents souffre de la maladie, de 30 % si les deux sont atteints. On sait que chez des jumeaux homozygotes élevés dans des milieux différents, si l’un est bipolaire l’autre a 30 à 40 % de l’être, ce qui représente un risque multiplié par 10 par rapport à la population générale ; cependant, il n’est pas concerné par la maladie dans 60 % à 70 % des cas, ce qui souligne bien que la nature héréditaire de la bipolarité est complexe et qu’intervient très largement le poids de l’environnement.


Pour en savoir plus


• Recommandations formalisées d’experts (RFE) : dépistage et prise en charge du trouble bipolaire : Résultats, sous la coordination du Pr Pierre-Michel Llorca, L’Encéphale (2010) Supplément 4, S86-S102


• Devenir expert de son trouble bipolaire, Avril 2016, Frank Bellivier et Pierre-Michel Llorca, Éditions Tempo Medical

par Dr Maia Bovard Gouffrant Gouffrant, d’après un entretien avec le Pr Pierre-Michel Llorca, Service de psychiatrie de l’adulte, CHU de Clermont-Ferrand, membre de la Fondation FondaMental.