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Trauma : réparer la mémoire / Pr Alain Brunet

Les troubles de stress post-traumatique : le processus de reconsolidation mnésique

Alain Brunet, professeur de psychiatrie à l’université McGill de Montréal, dirige la division Recherche psychosociale de l’Institut Douglas (1). Il s’intéresse en particulier au processus de « reconsolidation mnésique » chez des personnes qui ont subi un choc traumatique grave et co-pilote en France une étude innovante de l’AP-HP sur le rôle du propranolol dans le traitement des symptômes sévères des troubles de stress post-traumatique.


Comment définissez-vous le traumatisme ?


Pr Alain Brunet : Le traumatisme, ou en psychiatrie, le « trauma », résulte d’une confrontation avec la mort, la nôtre ou celle des autres. C’est une confrontation brutale, inattendue : c’est le moment fatidique où, comme au cinéma, l’action se déroule au ralenti et où l’on réalise que tout est fini pour nous en cet instant-là. Mais finalement non, la vie continue, mais le dard du trauma s’est implanté. C’est cela l’expérience du trauma : le constat de notre finitude, le constat que tout peut s’arrêter en un instant et d’avoir cru que tout était fini.


Et les troubles de stress post-traumatique (TSPT) ?


Pr Alain Brunet : Les TSPT sont une réponse au trauma, dont les critères essentiels sont la détresse et la dissociation qui se manifestent au moment du trauma et dans les heures qui suivent. La détresse psychologique est une anxiété qui devient pathologique dès lors qu’elle impacte le comportement de la personne : insomnies, isolement social, pessimisme, difficulté à se concentrer, à prendre des décisions, idées suicidaires, etc. Quant à la dissociation, c’est un fusible qui saute en raison d’une surcharge. Cela se traduit par la perte de contact avec la réalité, comme si la personne flottait au-dessus de son corps et qu’elle était navrée pour la personne qu’elle voit. C’est une dépersonnalisation qui peut conduire à un sentiment d’irréalité : il y a perte de contact avec le temps qui ne se déroule pas à un rythme constant. Ce sont des situations extrêmes de trauma, dont les victimes sont réellement prisonnières. Alors, à défaut du corps qui ne peut pas s’échapper, c’est l’esprit qui s’échappe ; quand on en est là, c’est souvent un facteur de mauvais pronostic parce que le corollaire de cette dissociation dans le cerveau, c’est qu’il cesse d’enregistrer les expériences. Par la suite, quand on essaie de donner du sens à notre expérience, la narration de notre trauma est fragmentée.


Toutes les personnes qui ont subi un trauma souffrent-elles forcément de TSPT ?


Pr Alain Brunet : Non, le trauma et le trouble de stress post-traumatique sont deux choses différentes. Beaucoup de gens peuvent être exposés au trauma et un petit nombre seulement développeront un trouble à plus ou moins court terme. C’est même une minorité, que l’on évalue à environ 10 %. On n’a jamais vu d’évènements causant 100 % de troubles post-traumatiques, à part au sein de petits groupes ou chez les enfants. Même les guerres ou les camps de concentration livrent le même constat : tout le monde ne développe pas un TSPT. Et c’est toujours comme cela.


Y a-t-il des personnes prédisposées au TSPT ?


Pr Alain Brunet :  J’aime à penser que la nature humaine est incroyablement résiliente. Je suis en fait surtout fasciné par les gens qui ne développent pas ce trouble. Car le TSPT est-il si anormal ? N’est-il pas presque banal ? J’essaie toujours de me mettre à la place des gens, je me demande comment j’aurais réagi et c’est extrêmement difficile de connaître la réponse. Personne ne peut être certain de sa réaction après un trauma, dans un sens comme dans l’autre. Il y a vraiment une énigme dans ce trouble-là. De plus, ce n’est pas parce qu’on a réagi une fois d’une façon qu’on réagira de la même façon une autre fois. On ne peut rien prédire, ni pour soi, ni pour les autres.


Comment savoir si ce que l’on ressent après un trauma est ou non un TSPT ?


Pr Alain Brunet : Ce n’est effectivement pas simple, parce qu’il y a toujours des zones grises dans le trauma. Par exemple, le suicide d’un proche ne fait pas partie du syndrome en question, en revanche, découvrir un proche suicidé oui. Certaines épreuves de la vie peuvent être très traumatisantes (divorce, chômage, etc.), mais, sauf exceptions, un événement traumatique doit comporter une menace à l’intégrité physique, la vôtre ou celle d’autrui, et doit susciter la peur, l’impuissance ou l’horreur. Afin d’aider les personnes susceptibles d’avoir besoin de consulter un professionnel en santé mentale, j’ai créé en 2008 le site web info-trauma.org destiné aux victimes et aux professionnels du stress post-traumatique. Il propose notamment un test d’auto-évaluation des symptômes et permet de savoir si on présente un TSPT ou non.


En quoi consistent les traitements ?


Pr Alain Brunet : Il existe deux thérapeutiques qui ne sont pas particulièrement attrayantes : la psychothérapie et les médicaments. La psychothérapie requiert du personnel hautement formé. C’est un traitement douloureux, souvent long, voire très long et onéreux. De plus, des méta-analyses en attestent, il y a très souvent rechute : les gens se mettent à aller mieux pendant un certain temps mais cela ne dure pas. Par exemple, dans les thérapies cognitivo-comportementales ou l’EMDR, on parle d’une rechute de 50 % au bout d’un an. C’est énorme, mais la psychothérapie est néanmoins considérée comme un traitement valable.


L’autre approche : les psychotropes (ISRS(2)), dont l’inconvénient majeur est de masquer les symptômes sans guérir les maladies mentales. On prend un comprimé par jour, on va mieux jusqu’au lendemain et on recommence. De plus, les antidépresseurs génèrent des effets secondaires importants (prise de poids et difficultés sexuelles) qui conduisent les patients à les abandonner, en particulier dans les premières semaines.


Quelle est votre propre approche ?


Pr Alain Brunet : Depuis une quinzaine d’années, je mène des recherches sur un autre traitement prometteur. C’est quelque chose de très simple : cela consiste à repenser à son trauma sous l’influence d’un médicament, le propanolol, qui a la propriété d’être un bloqueur partiel de la consolidation, étape nécessaire au stockage du souvenir dans la mémoire à long terme. Sous l’influence de ce bêtabloquant, on peut repenser à l’événement traumatique mais sa force émotionnelle sera atténuée.


À quand remontent les recherchessur le propanolol ?


Pr Alain Brunet : Après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, les recherches sur les TSPT se sont beaucoup développées, mais le rôle du propanolol comme bloqueur de la reconsolidation chez l’animal remonte à une vingtaine d’années. Mon équipe a été la première à transposer cette thérapie chez l’homme. Elle a montré dans un « proof of concept », qu’elle atténuait la force émotionnelle des souvenirs traumatiques. Ont ensuite suivi des études de cas, une méta-analyse, des recherches chez les sujets sains, des essais cliniques randomisés en double aveugle. Après les attentats de novembre 2015 à Paris, j’ai décidé de contacter l’AP-HP qui s’est montrée très intéressée par cette nouvelle thérapeutique, vu l’ampleur sans précédent des risques de TSPT dans la population française et conjointement le risque que les structures de prise en charge soient débordées.


En quoi consiste cette coopération ?


Pr Alain Brunet : J’ai d’abord formé au début de l’année 2016 une centaine de cliniciens dans différents hôpitaux de l’AP-HP. L’accueil a été d’autant plus favorable que cette technique n’implique pas d’abandonner d’autres méthodes : pour les professionnels de la santé mentale, c’est juste une corde de plus à leur arc thérapeutique.


Ensuite, en tant qu’enseignant à l’université, je m’intéresse à la démarche scientifique. J’ai donc proposé un projet de recherche subventionné par l’AP-HP, dont le coordonnateur est le Pr Millet(3). Nous recrutons 400 volontaires(4) à Paris, par l’intermédiaire de psychologues et de psychiatres ou directement. À terme, cette étude permettra de vérifier la pertinence de cette formation et de voir si, effectivement, davantage de personnes ont pu être soignées, plus rapidement et pour un coût moindre.


Quel est le protocole thérapeutique ?


Pr Alain Brunet : Les personnes volontaires prennent le propanolol une heure avant de raviver le souvenir traumatique avec un psychiatre. La séance dure 15 à 20 minutes, c’est tout. Ceci à six reprises. Et si les gens veulent arrêter avant la fin des six séances, c’est leur droit le plus absolu, ils sont libres de changer d’avis à tout moment et de continuer avec la méthode de leur choix. Nous leur proposons le propanolol en première intention, mais certaines personnes vont préférer la psychothérapie, d’autres, qui n’aiment pas parler, vont choisir les médicaments. Les patients seront suivis pendant un an, donc les résultats ne seront pas connus avant 2018 ou 2019. On espère pouvoir publier une étude pour dire : voilà comment les Parisiens se sont relevés de ces terribles évènements. Et aussi, il s’agit de dire : s’il arrive quoi que ce soit d’autre, on sera d’autant plus prêt à faire face. On ne peut pas défaire, mais on peut réparer, ce qui me semble un message important de résilience.


Au vu des expériences déjà menées, quels résultats sont à attendre ?


Pr Alain Brunet : Deux tiers des patients sont partiellement ou complètement améliorés, ce qui correspond au même taux que l’ISRS ou la psychothérapie. C’est plus rapide et beaucoup moins onéreux. Mais il y a des gens dont l’histoire de vie est plus compliquée parce qu’ils ont connu des drames antérieurs à l’événement responsable du trauma, ce qui rend le soin plus complexe. La panacée n’existe pas. Quelle que soit la méthode utilisée, il y a toujours à peu près deux personnes sur trois qui s’en sortent bien.


Ce médicament a-t-il des effets secondaires ?


Pr Alain Brunet : Ils ne durent que le temps de son effet, c’est-à-dire quatre heures. C’est essentiellement la sédation. On ne peut d’ailleurs pas le donner aux personnes qui ont des problèmes cardiaques, ni aux diabétiques. Il faut savoir que c’est un médicament généralement bien toléré, qui est souvent utilisé par les artistes pour contrôler leur trac. Il empêche de trembler. Et puis, si l’on compare la prise d’un comprimé par semaine pendant six semaines avec celle d’un antidépresseur (généralement un comprimé par jour pendant un an au minimum), il me semble que notre traitement est très acceptable.


Faut-il intervenir le plus tôt possible après le choc traumatique ?


Pr Alain Brunet : Pas nécessairement. Il y a déjà les cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP), dispositif mis en place en 1995, dont le rôle est l’intervention immédiate. Il n’est pas question de s’y substituer. Notre méthode s’applique aux personnes qui ont un trouble constitué. Chacun son créneau et tout le monde travaille ensemble !


Comment les médecins généralistes peuvent-ils participer ?


Pr Alain Brunet : D’abord renseigner leurs patients concernés par les TSPT(4), en leur indiquant le 01 42 16 15 35. Dans le futur, ils pourront se former et soigner le trauma, sans pour autant faire tout un cursus de psychiatrie. Il y aura une espèce de démocratisation du soin psychiatrique qui ne sera plus réservé aux seuls spécialistes. De même que les médecins généralistes peuvent prescrire un psychotrope, leurs pratiques pourraient ainsi se modifier dans les prochaines années et inclure ce type de traitement.



Notes


1. Alain Brunet est également rédacteur en chef adjoint du Journal international de victimologie, co-rédacteur du Journal of Traumatic Stress et ancien vice-président de l’International Society for Traumatic Stress Studies.

2. Inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine.

3. Département de psychiatrie adulte des Hôpitaux universitaires Pitié Salpêtrière - Charles Foix.

4. Les personnes qui se sentent concernées par les troubles du stress post-traumatique peuvent appeler le 01 42 16 15 35.

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par Evelyne Simonnet (1ere éd. 2017)