INTERVIEW

Modifications ciblées du génome : des possibilités spectaculaires à évaluer

Alors que de nombreux laboratoires se sont emparés d’une technique considérée comme révolutionnaire (CRISPR-Cas9) qui permet de désactiver et de modifier facilement et avec précision le génome de très nombreuses espèces animales et végétales, le Pr Hervé Chneiweiss, qui préside le Comité d’éthique de l’Institut national de santé et de la recherche médicale (Inserm) depuis 2013, plaide pour que les recherches se poursuivent au sein d’équipes pluridisciplinaires associant l’ensemble de la société et la communauté internationale concernées par les aspects éthiques et sociétaux des modifications du génome.

Tout prévoir : Peut-on comparer les modifi- cations ciblées du génome avec les OGM?

Pr Hervé Chneiweiss : Il faut faire la différence entre la méthode utilisée pour modifier le génome et le produit obtenu : pour obtenir un OGM, comme le maïs 810 de Monsanto, on introduit dans le génome d’un maïs classique un gène étranger, en l’occurrence de résistance à un pesticide, le glyphosate. Ce gène nouveau est introduit n’importe où dans le génome- hôte, avec un seul objectif : rendre le glypohosate toxique pour toute plante qui n’a pas été modifiée génétiquement pour le tolérer. En revanche, les modifications ciblées du génome, réalisées avec CRISPR-Cas9 ou d’autres techniques, en particulier les TALENs(1), n’introduisent pas de gène étranger et la modification est faite à un endroit pré- cis du génome. Le résultat ne donne pas des OGM, mais des MOGE (modificated organism by genetic engineering).

T. P : Quelles sont les utilisations des MOGE?

Pr H. C. : Par exemple, on repère parmi des pommiers ou des ceps de vigne certaines variétés qui sont natu- rellement résistantes à leur maladie respective (le feu du pommier et l’oïdium de la vigne). On analyse le gène responsable de cette résistance et on le compare avec l’ADN des plants non résistants. Grâce à CRISPR-Cas9 ou aux TALENs, on peut désormais introduire dans une variété «pommes de reinette» le gène de résistance du pommier sauvage. De même le gène de la résistance à l’oïdium d’un cabernet peut être transféré dans un pinot noir.

T. P : En quoi cette technique soulève-t-elle des questions éthiques?

Pr H. C. : Depuis que l’on connaît le génome et la structure de l’ADN, les questions d’éthique se posent, mais seule- ment de façon théorique, sur le plan philosophique. Avec CRISPR-Cas9, la théorie est devenue tout d’un coup une question pratique, réelle, d’autant qu’il y a encore beau- coup d’incertitudes. On ne sait pas si ces modifications ciblées auront ou non des répercussions sur l’ensemble du génome… C’est bien pourquoi toute modification nécessite une analyse, une évaluation bénéfice/risque. Et cela est vrai pour tout: le café décaféiné est le résul- tat de processus chimiques. A-t-on vraiment évalué sa non-dangerosité? Si, demain, des producteurs fabriquent un café dont l’enzyme responsable de la production de caféine a été modifiée par ingénierie du génome de façon à ne plus s’exprimer, les grains de café seront «naturellement» décaféinés: est-ce que ce sera plus ou moins dangereux pour la santé? Il faut simplement l’évaluer. Aujourd’hui, on essaie de produire du blé sans gluten, des œufs qui ne sont allergisants pour répondre à des besoins de consommateurs. Est-ce que ce sera plus dangereux que les farines dont on a retiré le gluten par des procédés chimiques?

T. P: En attendant ces évaluations qui vont prendre beaucoup de temps, y a-t-il des motifs d’inquiétude?

Pr H. C. : Il n’y a pas de raison d’être a priori plus inquiet par ces modifications en tant que telles. Pour produire les plantes comestibles on est passé par des étapes multiples. Le maïs d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celui que les conquistadors ont rapporté du Mexique il y a cinq siècles. À force de sélection, on est arrivé à cultiver 800 sortes de maïs en France, obtenus par hasard et consommés par les humains et les animaux, sans se poser de question. Aujourd’hui, ce qui a pris auparavant quelques siècles et qu’on a fait les yeux fermés, va demander quelques semaines et sera fait de façon ciblée. Le produit de ce processus accéléré sera-t-il bon ou pas? C’est une tout autre question.

T. P : Quelles sont les applications de CRISPR-Cas9 chez l’être humain?

Pr H. C. : Plusieurs essais sont effectués sur des cellules somatiques. Une trentaine d’essais cliniques sont en cours, par exemple dans le traitement du Sida. Des résultats encourageants ont déjà été obtenus dans l’immunothérapie des cancers. Ainsi, pour une leucé- mie de l’enfant, les lymphocytes sont réinjectés après modification du récepteur qui inhibe leur activité. La première application de CRISPR-Cas9 sera certainement le cancer, comme alternative à la chimiothérapie.

T. P : Les craintes de manipulations du génome de l’embryon humain sont-elles fondées?

Pr H. C. : Jusqu’ici, les trois articles publiés par des Chinois sur les tentatives de modification du génome au stade zygote (première cellule fécondée) montrent que c’est un échec. Les obstacles sont conceptuels. Si l’on cherche à modifier un embryon humain, c’est dans le but de corriger une maladie ou de modifier un caractère ; donc, là où l’on a coupé la séquence de l’ADN, il faut une réparation absolument précise, du cousu-main, du sur-mesure : c’est le système HDR (système de réparation par homologie). Or, dans l’em- bryon humain précoce, au stade zigote, ce système HDR est inactivé et l’on ignore pourquoi. Comprendre est donc un préalable indispensable avant de pouvoir faire des interventions sur le zigote et cette recherche fondamentale peut prendre des années. Mais faisons un bond dans le futur et imaginons que cela soit possible, est-ce que ce serait un crime contre l’humanité que de réussir à supprimer le gène à l’origine de la maladie de Hun- tington, de la mucoviscidose, de la myopathie de Duchenne ?

T. P : Des pays sans comité d’éthique se livrent à des manipulations discutables…

Pr H. C. : J’ai vu en Argentine et en Uruguay des veaux et des moutons dont on a inac- tivé le gène qui contrôle la masse musculaire pour produire plus de viande. Aujourd’hui, sur un bovin de 400 kg destiné à l’alimentation humaine, seule la moitié de l’animal est consommable. Cela fait 200 kg à éliminer, énorme gaspillage par rapport aux ressources de la planète et au coût induit. Si demain, sur le même animal on pouvait consommer 300 kg, cela poserait des ques- tions sur la qualité de la viande produite et sur le bien-être animal (leurs os seraient-ils adaptés ?). Ce sont bien des questions éthiques à se poser en regard des 9 milliards d’êtres humains à nourrir (20 millions de personnes en Afrique sont en passe de souffrir de famine et 200 000 sont déjà en train de mourir)…

T. P : Et la Chine?

Pr H. C. : En Chine, on pratique ces modifications du génome pour produire des chiens avec beaucoup de masse musculaire et des mini-porcs (de la taille d’un chiwawa) comme animaux domestiques… Cela dit, l’Académie des sciences chinoise par exemple est signa- taire des recommandations de la National Academy of Sciences américaine. La Chine veut tenir son rang de deuxième puissance économique mondiale et être politiquement reconnue, elle s’emploie donc aussi à concurrencer les pays développés, notamment dans les domaines de la santé et de la recherche biomédicale, secteurs dans lesquels les Chinois investissent autant que les Américains. S’ils veulent que leurs produits de santé soient présents sur le marché international, ils ont tout intérêt à répondre aux mêmes exigences que les pays à Comité d’éthique.

T. P : Comment les techniques de modification ciblée du génome peuvent-elles aider à vaincre des maladies?

Pr H. C. : L’exemple de la lutte anti-moustiques est significatif. Depuis l’an 2000, les malades du paludisme ont été réduits de deux-tiers. Grâce à l’assèchement des mares et à l’éducation des populationsà l’hygiène, on est passé de plus d’un million de morts par an à 438000 l’an passé. Par ailleurs, des essais de vaccination en cours sont prometteurs. Pourtant, on n’en a pas fini avec les maladies apportées par les moustiques: le paludisme, la dengue, les virus West Nile, le chikungunya, le Zica et d’autres encore. Et avec le réchauffement climatique, les moustiques porteurs d’agents pathogènes risquent de revenir en force sous nos latitudes. Donc l’idée d’utiliser une construction associant CRISPR-Cas9 pour forcer un gène à être transmis à sa descendance fait son chemin. Ce gène ou ces gènes pourraient rendre infertile ou immuniseraient par exemple le moustique contre le parasite. C’est une stratégie développée par l’Imperial College de Londres, qui a montré en laboratoire, sur la drosophile puis sur des moustiques, qu’en quelques générations, les popu- lations ainsi modifiées sont complètement homogènes.

T. P : Quelles sont les conséquences possibles sur les écosystèmes?

Pr H. C. : Envisager d’éradiquer les moustiques est tentant, mais ils sont une étape de la biodiversité : leurs larves servent de nourriture aux poissons et les adultes contribuent à la pollinisation et nourrissent certains oiseaux. L’éradication des moustiques aurait un impact sur la biodiversité qui va bien au-delà du moustique lui-même : non seulement leur disparition pourrait entraîner celle d’autres espèces à leur tour, mais le gène introduit pourrait aussi être transmis à d’autres espèces, papillons ou autres insectes. Bref, c’est un jeu de domino dont l’impact n’a absolument pas été évalué.

T. P : Pourrait-on simplement contrôler les popula- tions de moustiques?

Pr H. C. : Il y a en effet des solutions moins radicales: empêcher le moustique de transmettre le plasmodium responsable du paludisme, ce qui exige de mieux com- prendre l’interaction entre le plasmodium et le moustique pour savoir quel gène modifier. Toutefois, on sait que les parasites s’adaptent. C’est le grand mouvement de la vie. Donc le plasmodium pourrait très bien s’adapter au moustique modifié… Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire, au contraire il faut laisser les chercheurs travailler. Mais pas n’importe comment.

T. P : Que préconisez-vous?

Pr H. C. : Il faut évaluer la balance bénéfice/risque à chaque étape et réfléchir avant d’agir. Le Comité d’éthique de l’Inserm est en train de constituer un groupe international de réflexion sur les aspects socié- taux liés aux techniques de la génomique. Un grand nombre de collègues européens ont déjà adhéré à cette idée. Depuis la découverte de CRISPR-Cas9, les agences réglementaires, les financeurs de la recherche, les ins- tituts de recherche ont très rapidement édicté des règles de bonnes conduites et des guides de bonnes pratiques. Il faut aussi que les chercheurs travaillent en équipes pluridisciplinaires, avec des sociologues, des philosophes, etc. Car en permanence, notre responsa- bilité est de lutter contre ce que le philosophe Bruno Latour appelait «l’insouciance du progrès». C’est-à-dire qu’il s’agit d’être favorable au progrès mais de façon consciente, responsable.