"Pour Ernestine", un père bipolaire
Maniaco-dépressif, bipolaire : environ 1,6 millions de personnes en France sont concernées par cette maladie. Pour Ernestine. À la naissance de sa fille Ernestine, le réalisateur Rodolphe Viémont, bipolaire, se lance dans un film autobiographique. À la fois hymne de joie pour fêter son enfant et constat lucide et artistique de sa vie, passée, présente et à venir.
Par Pascal Pistacio
Pour Ernestine (documentaire)
Sortie 10 avril 2019
Ces pôles invivables
Bipolaire. Pour les « nuls », qui croient que c’est une chouette posture que d’être « bipolaire » et qui confondent folie et originalité, la bipolarité est une maladie mentale.
Le terme autrefois utilisé pour la bipolarité était : maniaco-dépressif.
Les « nuls » pensaient alors sûrement avoir affaire à des pervers déprimés, faisant la sortie des écoles ou autres histoire sordides.
Bipolaire est semble-t-il plus convenable ! D’un extrême à l’autre…
Exercice pratique : essayez de vivre la moitié du temps au pôle Nord puis l’autre au pôle Sud, sans anorak, et vous verrez si c’est une posture agréable.
D’ailleurs, vous vous rendrez vite compte que personne n’y vit, aux pôles, pas même les Inuits ni les Esquimaux.
De nos jours, la folie semble une séduisante source de créativité. Pour autant, sans la protection des médicaments, les bipolaires sont transis de douleurs psychiques et de désespérance.
Le son et l’image
Rodolphe Viémont est cinéaste. Dans son film, l’ouïe et la vue sont constamment sollicitées. Dès les premiers instants, le ton est donné. Avec les images de générique du début : une large rivière coule, la Loire. Images accompagnées de musique rock aux paroles explicites :
« … difficile de reprendre pied dans la réalité quand elle s’est fissurée… »
La cantina
[ÉCOUTER] Seconde chambre – Jean-Pierre et Gilles Théolier, 1991
Puis à nouveau le son du fleuve qui coule et, sur l‘écran noir, s’inscrit :
« Nul n’a jamais écrit, peint, sculpté, modelé, construit, inventé que pour sortir de l’enfer. »
Antonin Artaud (Van Gogh ou le suicidé de la société, 1947)
Les 4 éléments
La vitalité des 4 éléments interroge sans cesse Rodolphe Viémont. Dans son univers, la terre, l’eau, l’air et le feu s’aiment et s’entretuent.
La nuit tombe, la rivière s’obscurcit. Le film a commencé depuis un peu plus d’une minute. Le texte de « commentaire », écrit par le réalisateur et magistralement porté par la voix de Robinson Stévenin, arrive à nos oreilles.
« Mes jambes sont des serpents qui m’enserrent et m’étouffent. J’asphyxie. Des mâchoires impossibles à desserrer. Cadenasser, ligoter… »
Tout est dit. La maladie empêche le contact avec l’extérieur de cette bulle qui oppresse le malade.
En surimpression de l’eau vive du fleuve, une masse humaine, nue, gît au fond d’une baignoire pleine d’eau stagnante. Ce gros corps au visage barbu (Rodolphe Viémont), immobile, tente – à première vue –, de battre un illusoire record d’apnée.
Cette image troublante fait penser au poignant tableau Camille Monet sur son lit de mort, que Monet fit de sa femme.
La vie et la mort s’entrechoquent
Il lui vient des idées de suicide, pour enfin être libre. Mais Ernestine – qui fait son bonheur –, a besoin de lui.
Comment construire, reconstruire, pour que sa vie soit vivable ? En créant une œuvre et en se tenant debout pour sa fille et son épouse.
Sans exhibitionnisme, la maladie se déploie devant nos yeux. De façon factuelle, Rodolphe Viémont nous raconte les années de souffrances, d’échec, et de reconquête. Tout est terriblement concret. Les cachets pris à hautes doses. L’alcool qu’il croit contrôler afin d’être « plus » créatif.
La nature, le vent, la pluie sont très présents dans son film. De très gros plans de végétaux, de flaques d’eau, de gouttes d’eau, de bitume créent une fraternité artistique avec un autre poète de 7e art, Andreï Tarkovski.
Tout un « bestiaire » d’artistes lui sert de grigris pour conjurer la malédiction maniaco-dépressive. Virginia Woolf, Antonin Artaud, Dmitri Chostakovitch, Léonard Cohen… Enregistrements, livres, photos. Une crypte qu’il a construite au nom de la poésie accouchée dans la souffrance.
La souffrance vous est-elle indispensable pour créer, monsieur Viémont ? lui demande sa thérapeute…
La souffrance, terreau ou alibi ? Peut-être les deux…
Combattre ou mourir
Ernestine grandit. Fait ses premiers pas. Dit son premier : « Non ! ». Souffle sa première bougie. Autant de joies qui soutiennent son papa bipolaire. Mais bien vite de sombres interrogations reviennent. Comment vais-je faire pour être à la hauteur ?
Pour Ernestine est une très belle réussite. Quand l’intime est sans artifice, il touche à l’universel. Rodolphe Viémont donne à voir et percevoir, comme Edvard Munch avec Le Cri, l’ineffable déchirure de l’indicible douleur mentale.
Bande Annonce "POUR ERNESTINE" from Rodolphe Viémont on Vimeo.
Réalisation et scénario : Rodolphe Viémont
Avec l’interprétation vocale de Robinson Stévenin sur le texte de Rodolphe Viémont
Durée : 52’
- par Pascal Pistacio