Natacha Guiller, l'art comme soupape à la démesure

Elle couvre ses carnets de lignes fines, vives, nerveuses comme des veines ou des perfusions et dilue ses angoisses dans les encres multicolores. Elle dessine vite pour ne pas oublier 100 000 idées qui lui traversent l’esprit et s’interpellent les unes, les autres. Une profusion qui fait sens et qui fait œuvre. Entretien avec Natacha Guiller artiste totale – portée par l'association EgArt – hyperémotive avide...

Entretien réalisé par Laurent Joyeux

LaurentJoyeux

[VIDÉO]  Natacha Guiller / L'automédication par l'art / Art et résilience / "Aujourd’hui, j'oscille à la frontière circonscrite patient/soignant. Je souhaite mettre au service d'enjeux de santé publique mes connaissances du milieu, du « vécu » clinique ou en équipe transdisciplinaire."

 Depuis quand dessinez-vous ?

J’ai toujours bricolé depuis toute petite. Adolescente, j'ai beaucoup peint et je m'adonnais à tout un tas d’autres pratiques artistiques comme la photographie, le cirque, la sculpture, la création textile… et aujourd’hui le slam, la poésie sonore, le chant, la danse et la performance…

J’étais une enfant très réservée qui écrivait, tenait des journaux. Des troubles alimentaires fulgurants se sont déclarés vers mes 13 ans, je vis toujours avec eux et j’en porte des séquelles. Aujourd'hui, un diagnostic d'autisme non repéré dans l'enfance semble plus évident. Les allers-retours à l’hôpital n'ont jamais vraiment cessé. La médication sous contrainte et à outrance m'a longtemps maintenue en état de dissociation empêchant toute lucidité. Enfermée avec l'objectif pondéral, l’accès à tout support de création était très limité. C’est tout de même dans ma chambre d’hôpital que j’ai constitué mes books pour entrer en écoles d’arts appliqués (Esaa Duperré, Ensaama Olivier de Serres, N.D.L.R.). Je mettais en place à ces mêmes périodes des ateliers créatifs pour d'autres patients qui traînaient dans les couloirs. En quittant dernièrement la clinique, je me suis auto-initiée à du dessin de presse alternatif pour me mettre à niveau sur l’actualité du monde, à raison d'un dessin par jour, afin de tenter de me réintégrer au corps social. J'ai fini par m'interdire tout accès aux médias d'information car la stimulation au dessin était trop importante. 

Le « dégoût » est central dans votre œuvre ?

C’est le thème très autobiographique que j’ai choisi pour rédiger un mémoire de Master en arts : « Escales liées au dégoût » à l’École des Arts de la Sorbonne. L’art permet de ralentir et modérer mon auto-sabotage. J'essaie de tempérer ce que je régurgite au public, la haine et l'impulsivité qui régissent sinon mes actes.

Vous arpentez la ville avec l’œil d’une chroniqueuse sans tabou ni concession?

Je suis dorénavant une hyperactive qui dors très peu. La nuit, j’explore Paris, je marche dans les rues de la ville, en apprenant à voix haute mes textes et en dessinant sur mes poignets libres. Être en ébullition permanente et dans la re-création du monde n'est pas un choix mais plus un motif de survie. L'isolement critique en est le prix à payer. L’art est mon mode de communication et d'entrée en relation avec autrui. Écrire et dessiner tout le temps est une nécessité. Tout ce qui se passe dans ma vie a besoin d'être retranscrit ou tracé, j'évolue dans l'urgence à organiser toutes ces pensées qui en appellent d’autres, la musique jamais ne s'arrête. C'est très excitant, ça me déborde. J'utilise maintenant mon propre corps, pendant des années planqué sous des couches de fringues, comme armature.

Vous mélangez les mots, les mettez en sac en vrac pour créer de nouveaux sens ?

Plus j’écris – je ne peux me refréner –, plus cela devient fluide. Des sons me viennent, des mots que je ne connais pas et qui dessinent une mélodie. Je peine à construire une narration linéaire ou plus romanesque et structurée, la tendance me déplace assez systématiquement vers des formes poétiques, aussi à griffonner des dessins indépendants les uns des autres, et non un récit chronologique. Virulente, organique, saccadée, épidémique et foisonnant d'images qui s'empiètent, mon écriture détonne, notamment sur les scènes slam : « je n'ai pas la gueule de l'histoire ». Aujourd'hui, je pratique aussi la danse, le plus souvent à outrance, mon corps des années végétatif libère l'énergie accumulée devenue ingérable (et géniale) au quotidien.

visuel Natacha Guiller BIG

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

J'observe beaucoup ce qui devient mon terrain d’exploration, j’enregistre la société, en floutant un peu. Je me sens très familière de l’art brut. J’analyse et décortique les comportements, les gens, les animaux, les dé-constructions humaines, les scènes qui se déroulent sous mes yeux, je crois, avec un certain décalage, puis le réflexe de tout remettre en question, comme une absurdité plus globale du vivant qu'il conviendrait de cartographier.

Et les performances ?

Pendant des années, je n'ai rien dit, rien décidé, j’étais maladivement enfermée dans la passivité. Le corps aujourd'hui réinvesti reprend ses droits et scande des sons, débite de la parole, au nom aussi de tous ceux et celles actuellement passés sous silence. La poésie sonore n'a rien à voir avec lire mon écriture sur une feuille. Des gens viennent me voir après et me disent qu'ils ne comprennent pas les mots mais qu'ils comprennent tout, en fait.

Durant l'exposition « La Nuit, je rêve », à la Maison des Pratiques Artistiques Amateurs, rue Bréguet, je revenais très souvent m’installer dans l’alcôve de ma chambre. J’étais chez moi, environnée de peintures aux murs, aussi tapissés de mes dessins, mes peluches suspendues, un tableau de bord du sommeil, participatif. J’invitais les visiteurs à s'asseoir sur les coussins, raconter et dessiner leurs rêves, compléter des agendas du sommeil. Des enregistrements sonores de mes errances nocturnes étaient diffusés au casque, et l'on pouvait feuilleter le journal du bord du « Tour de Rêve en 80 langues », dispositif de traduction participative du rêve de l'écrivain et avocat Mathieu Simonet, avec qui j'ai souvent collaboré. Certains visiteurs curieux et bienveillants tachaient de me donner des conseils pour mieux dormir ou s'imaginaient que je travaillais dans le monde de la santé.

Pour « Paris-ci en plaine capitale », j’invitais les habitants du XIIe arrondissement de Paris au Centre d'animation Reuilly-Diderot, afin de contribuer à une fresque participative d'archives vivantes autour de leur quartier de résidence. Je récoltais les dessins et bandes dessinées des enfants, les poèmes des voisins du Centre, j'enregistrais les témoignages de seniors mordus de scrabble, et agrémentais le mur d'objets qu'ils voulaient bien me confier. On avait agrandi mes dessins, poèmes, photos, documents-partitions et des espaces laissés vides permettaient au public de poursuivre librement cette frise « sensible » de l'arrondissement.

Faire parler, écrire, dessiner les gens sur leur histoire, leurs origines et leurs souvenirs permet de déclencher une relation. J'essaie de sortir de l’invisibilité, de l'isolement, en entraînant d'autres exclus dans ma course. J’essaie de donner de l’espace libre à investir aux autres égarés et voyous.

Quels sont vos projets pour les prochains mois ?

Je suis depuis peu et jusqu’à fin juin en résidence d'artiste partagée à Bagnolet, par le biais du collectif Curry Vavart, qui développe des espaces de vie, de création et d'activités partagées. J'ai un projet d’ouvrage collectif : une bande dessinée sur et par le Clubhouse Paris. Il s'agit de raconter le quotidien d'un centre d’accueil de jour cogéré par des salariés et des personnes vivant avec des troubles psychiques. Je suis actuellement en immersion dans les bureaux de l'application Eurêkoi de la BPI Beaubourg pour un projet poétique itinérant, et j'ai rejoint une Agence de Notation d'un autre genre, qui propose des évaluations alternatives de choses qu'on n'a pas encore pensé à évaluer, avec le poète Christophe Hanna et le DIU ArTeC de Paris 8. Je construis également des conférences poétiques avec la Maison des Métallos, prépare des performances de poésie sonore, j'ai quelques manuscrits en circulation, et je cherche des murs à peindre, des lieux d'accueil en résidence d’écriture et de spectacle vivant, des scènes, des institutions où proposer des ateliers artistiques, des musiciens qui m'accompagnent, des gens un peu fous comme moi, et un peu plus de calme intérieur.

Et surtout, j’aimerais pouvoir enfin vivre de mon travail !

Aujourd’hui, j'oscille à la frontière circonscrite patient/soignant. Une particularité utile dans le cadre d'accompagnements des usagers des services de soin. Je suis amenée à suivre une formation de pair-aidante, afin d'intervenir artistiquement au sein des structures hospitalières, des prisons, des lieux de privation de liberté. J’anime très prochainement des ateliers d'écriture à l’hôpital Saint-Louis, avec des adolescents en hématologie. Nous allons explorer l'intime, le quotidien, aussi bien pour les traduire plastiquement que pour s'en évader avec la bande dessinée, la poésie, le slam et le journal de bord, selon les envies, les humeurs, pour se raconter ou transformer le quotidien dans le service, continuer à danser sa vie à sa façon.

Je souhaite mettre au service d'enjeux de santé publique mes connaissances du milieu, du « vécu » clinique ou en équipe transdisciplinaire. Mon travail d'art peut profiter à des ouvrages, de la vulgarisation, des articles de presse, des campagnes préventives ou des supports numériques. C'est de la communication visuelle à portée universelle.


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Natacha guiller web

Retrouvez l’univers de Natacha Guiller dans ses blogs et sur les réseaux sociaux.
Ils permettent de découvrir son œuvre et son ressenti du monde par le dessin, le son et l’image. Son travail est également promu par les experts de l’association EgArt qui aide les artistes souffrant de troubles psychiques à s’implanter sur le marché de l’Art. 

par Laurent Joyeux