Les mots pour le dire : le dialogue patient-médecin

Les sciences humaines et sociales, en particulier la linguistique, aident à décrypter la teneur et les impacts croisés du dialogue entre le soignant et son patient. Comment l’un et l’autre s’entendent-ils ? Que déduisent-ils d’un soupir ? de l’usage de tel ou tel mot ?... Ce qui se cache derrière les mots : voici le voile que tentent de lever Maël Lemoine, journaliste de Tout Prévoir et philosophe de la médecine, dans un entretien avec Ghislaine Rolland-Lozachmeur, maître de conférences de linguistique française à l’université de Brest.


 

Maël Lemoine : Vous êtes linguiste. Même si les sciences humaines et sociales font maintenant partie intégrante de la formation des futurs médecins, beaucoup se demandent comment opèrent les chercheurs de ces disciplines quand ils travaillent sur la médecine et avec les médecins.


Ghislaine Lozachmeur : Avant d’en venir à la médecine, j’ai travaillé sur le texte publicitaire, sur le texte politique, sur le texte religieux, sur le texte sportif. J’utilise la boîte à outils de la langue française : la sémantique lexicale, c’est-à-dire l’analyse du sens des mots, de la phrase, du texte. J’analyse bien sûr la signification des mots, mais surtout la distribution des mots dans la phrase.


M.L. : Par exemple, vous regardez à quels mots est fréquemment associé le mot « cancer » dans le discours de patients.


G.L. : Voilà. Cela s’appelle l’analyse distributionnelle. Je l’ai fait aussi pour des mots comme « annonce » : évidemment, c’étaient des mots comme « mauvaise », « récidive ». Nous avons travaillé en groupe avec médecins, infirmières, psychologues, sur des questionnaires remplis par des patients. Nous leur demandions comment ils avaient vécu l’annonce de leur tumeur cérébrale. Il s’agissait de questions ouvertes, auxquelles ils répondaient par écrit.


M.L. : Et il s’agissait de patients atteints de quel type de tumeur ? Un glioblastome ?


G.L. : Oui, il s’agissait de glioblastomes. C’était un choix des médecins de travailler sur ce type d’annonces, qui sont particulièrement difficiles. Leur souhait était d’améliorer leur communication, en ciblant parmi les propos des patients ce qui avait pu ne pas réussir. Qu’est-ce que le patient a ressenti, qu’est-ce qu’il n’a pas compris ?


M.L. : Vous utilisez aussi d’autres outils.


G.L. : Oui. Je travaille beaucoup sur l’énonciation, c’est-à-dire la manière dont les gens formulent leur discours, le médecin comme le patient. Cela apprend beaucoup sur la manière dont ils communiquent.


M.L. : Comment, par exemple, évaluez-vous dans l’énonciation d’un patient qu’il n’a pas compris ce qu’on lui a dit ?


G.L. : La réponse peut être assez lapidaire, comme : « non, je n’ai pas compris », ou bien « oui, le médecin a été très clair ». Les résultats sont assez binaires ici. Mais ils peuvent refléter une situation générale, la communication d’un médecin en particulier, l’état médical d’un patient - certains n’étaient pas complètement en état de communiquer, soit du fait des conséquences neurologiques de la maladie, soit du fait de la sidération provoquée par la maladie. Il est aussi possible que ne pas comprendre soit une manière d’échapper à la maladie. Il faut interpréter tout cela avec nuance. Souvent le linguiste laisse les médecins faire avec les résultats. C’est ce que je dis toujours à mes collègues : ce n’est pas moi qui vais vous donner la solution, je vais vous donner des observations qui vous permettront d’en trouver une.


M.L. : Mais quand le discours est laconique, justement, il paraît difficile de l’interpréter, faute de matériaux.


G.L. : Dans ce cas, je fais des comptages. Combien de fois tel mot revient-il, en comparaison avec tel autre ? Cela permet d’établir quel mot est proéminent, et quel mot, accessoire. On arrive ainsi à isoler des cas ou des situations particulières : un même patient, par exemple, peut bloquer particulièrement à un moment donné, cela se voit par comparaison avec son discours habituel dans le reste du questionnaire. J’analyse, j’énonce mes résultats : je peux dire par exemple qu’un patient a des réticences, en l’inférant de ses réponses évasives, mais je ne sais pas pourquoi. Le travail du linguiste est un travail d’entomologiste : on observe à la loupe le discours du patient, les mots qu’il a utilisés, et on voit que sur certaines questions, par exemple, il n’a même pas voulu répondre.


M.L. : Mais un point de vue est tout de même possible, il vient d’une comparaison avec d’autres types de discours, j’imagine : des discours de patients dans d’autres situations, mais peut-être aussi des discours dans d’autres contextes.


G.L. : Oui. Et cela fait maintenant dix ans que je travaille sur ce type de discours dans le contexte médical. On s’habitue à voir les réticences, par exemple, et on se garde d’interpréter trop vite ou de manière dogmatique ou péremptoire.


M.L. : Votre travail était en fait assez pionnier, car vous n’avez pas de collègues ayant travaillé sur ce type de sujet avec ces méthodes.


G.L. : En effet. Nous avons lancé un autre projet du même type portant cette fois-ci sur l’annonce de la récidive. Ce ne sont plus des questionnaires, mais des entretiens enregistrés avec médecins et patients, souvent avec le proche. Au stade où j’en suis, je retrouve quelque chose déjà rencontré avec les questionnaires.


M.L. : Vous avez donc un matériau beaucoup plus riche : hésitations, temps de pause, tremblements dans la voix, etc., vous sont accessibles.


G.L. : Je travaille en fait sur la retranscription par une secrétaire médicale. Mais il est possible de demander à réécouter le son, suivant ce que je trouverai dans le corpus. J’ai aussi demandé à la psychologue de faire son analyse. L’expérience montre que nous sommes souvent très proches sur les résultats : c’est en fait vraiment sidérant. Les analyses linguistiques ne peuvent qu’alimenter les analyses de la psychologue. Il est vrai qu’on pourrait aussi avoir le matériel vidéo. Cela ne se fait pas beaucoup en France, et nous avions des réticences à demander aux patients de filmer. Il faut voir qu’il s’agit de situations très graves de récidive : on annonce aux gens le plus souvent qu’on arrête les traitements, qu’ils vont aller en soins palliatifs, etc. Il est vrai qu’on aimerait avoir l’enregistrement du corporel. Le médecin est-il derrière un bureau ? Tient-il la main du patient ? Cela nous manque de ne pas avoir ces informations.


M.L. : Le sexe et l’âge du médecin et du patient jouent sans doute aussi un rôle. J’imagine que la nature de la maladie joue peut-être un rôle, et que par exemple, beaucoup de personnes ne comprennent pas les conséquences impliquées par l’annonce d’un glioblastome en particulier, plutôt que d’autres formes de cancer ; tandis que je suppose que la plupart des gens comprennent ce qu’impliquent une récidive de cancer, l’arrêt des traitements et l’entrée en soins palliatifs.


G.L. : Je ne suis pas convaincue. Notamment, dans le cas de patients âgés, il n’y a parfois plus la capacité à comprendre. C’est là que l’on voit le rôle du proche, qui essaie d’expliquer, d’intervenir, qui transmet au docteur les symptômes qu’il a observés. On voit dans l’entretien assez bien à quel moment il y a eu discorde ou décrochage entre médecin et patient, à quel moment le médecin a pu ne pas réussir à se faire comprendre. Pour le médecin aussi, j’imagine qu’il y a beaucoup d’émotions. C’est une consultation qu’ils ont beaucoup de mal à faire. Cela se sent très bien dans l’analyse du discours du médecin.


M.L. : Quels sont alors les marqueurs de l’émotion dans le discours médical ? J’ai l’impression que les médecins croient souvent, à tort, que leurs émotions ne se voient pas, alors qu’elles crèvent les yeux.


G.L. : Tout à fait ! En fait, les marqueurs émotionnels sont les mêmes que pour tout le monde : les hésitations, les répétitions, des phrases commencées mais interrompues, des ruptures syntaxiques. Certains entretiens, par exemple, se signalent par leur grande brièveté. Je crois que c’est un fait qu’on interprète souvent mal, comme de la froideur ou un manque d’empathie, alors qu’en fait il s’agit souvent, à mon avis, d’un médecin submergé par l’émotion. C’est très dur, après avoir suivi des gens pendant des mois, des années, de devoir tout à coup leur annoncer que c’est la fin.


M.L. : Ce n’est pas surprenant pour des individus comme vous et moi, qui travaillons constamment avec des médecins qui, parfois, se confient.


G.L. : Oui, et surtout le médecin, plus que les autres soignants. Je pense que les médecins sont vraiment en ligne de mire. Ils sont obligés d’avoir ce masque, qui n’est pas de l’indifférence, mais l’air d’assumer la situation, de maîtriser les choses. D’ailleurs, dans les discours des patients parlant des soignants de manière très différenciée : le médecin est technique, très net, très clair, il dit les choses, il est froid, etc., alors que les infirmières sont dites « gentilles », à l’écoute, etc. Bien sûr ce sont des rôles différents. Le médecin reçoit l’image que les patients lui renvoient, et il doit l’assumer. Parfois, les patients ont des mots très durs sur les médecins : il nous a à peine parlé, il n’avait pas le temps, etc. Ils ne voient pas que si le médecin n’a pas pris le temps, c’est peut-être parfois aussi parce qu’il fuyait et parce qu’il n’en pouvait plus. Il y a d’ailleurs une évolution historique très marquée sur le temps long entre le discours sur le cancer très empathique et moral du médecin, qui souffre avec son patient, au XVIIIe siècle, et le discours très technique du médecin à partir du XIXe siècle sur le cancer.


M.L. : C’est intéressant car ce n’est pas venu historiquement avec la maîtrise technique et scientifique du cancer, plus tardive.


G.L. : Non. C’est un discours scientifique qui s’accompagne de recommandations, tenu par un médecin qui doit assumer la situation, y faire face, se tenir droit dans ses bottes, en vrai clinicien qui doit observer et faire œuvre de science.


M.L. : Un peu comme un herboriste des maladies ?


G.L. : Ah oui, tout à fait ! Ce discours s’est installé jusqu’à nos jours, jusque dans les textes officiels de prévention et d’information, qui sont très impersonnels et où le patient n’existe pas. On parle par parties du corps : on traite un bras, un sein, mais jamais un patient. Le discours qui est enseigné aux jeunes médecins est un discours de l’impersonnel : cela pourrait être le corps d’un proche, le sien propre ou un autre, cela n’importe pas. Et quand ils se retrouvent engagés dans la relation d’homme à homme avec le patient, cela doit être difficile pour eux, car ils n’ont pas été formés à parler avec les gens de leurs maladies. Comment ne pas hésiter, s’interrompre, devant quelqu’un qui montre une fragilité quand on lui explique ce qui lui arrive ?


M.L. : C’est finalement seulement quand il devient interne que l’étudiant en médecine est confronté à cette situation d’engagement.


G.L. : On ne cesse de leur enseigner : « Protégez-vous, il faut vous protéger ». Mais c’est une aberration : comment peut-on se protéger de l’émotion ? Je pense qu’il y a là une erreur.


M.L. : C’est pour moi la pseudo-théorie de la différence entre « empathie » et « sympathie », l’idée d’être bienveillant sans s’impliquer, qui est sans doute une impossibilité.


G.L. : Cette protection est illusoire : mettre une barrière entre les patients et eux n’est pas de nature à leur permettre d’affronter leur angoisse. Je pense qu’ils ont peur. Ce n’est pas de l’indifférence du tout. Le patient ressent cela comme de l’indifférence, ce qui rend les choses difficiles dans l’entretien. Le patient réagit lui aussi par de la froideur, par l’absence de questions à poser dans un moment aussi crucial de sa vie.


M.L. : Tout cela est rendu évident par l’analyse a posteriori de ce qui s’est dit dans l’entretien.


G.L. : Oui, mais c’est aussi ce que la gymnastique d’interprétation à laquelle nous sommes rompus dans les sciences humaines et sociales nous permet de voir avec une certaine évidence. Les médecins, qui manquent d’une telle formation, passent facilement à côté du sens. Nous avons été habitués à détecter les nuances du langage. Les linguistes auraient un rôle à jouer dans la formation des médecins.


M.L. : Vous avez aussi travaillé sur les discours de patients sur les forums, comme doctissimo.


G.L. : Oui. C’est d’ailleurs difficile pour les médecins d’encaisser ce que les patients y disent d’eux : ce sont des choses dures. Mais j’ai aussi noté que les patients, dans les entretiens avec les médecins, miment les phrases médicales : ils emploient beaucoup d’expressions impersonnelles, comme « il y a », « c’est ». Ils renvoient au médecin le discours qu’il a sur eux. Tandis que sur les forums, au contraire, c’est un véritable déferlement de « je », de témoignages subjectifs, de mots très durs sur les médecins. En apparence, les patients y cherchent des informations objectives. En réalité, ils cherchent seulement quelqu’un qui va leur répondre, tout simplement. Je me souviens du cas déchirant de cette très jeune femme qui venait d’apprendre sa maladie, une maladie grave, et qui, après avoir raconté ce qui lui arrivait, demandait simplement : « Est-ce qu’il y a quelqu’un qui va me répondre ? » Visiblement, elle était seule, n’avait personne autour d’elle pour parler de sa maladie. Elle venait sur le forum pour cela. J’ai gardé en mémoire ce cri. Quelqu’un est arrivé sur le forum, et lui a répondu.


M.L. : En somme, vous confortez parfois des analyses faites par beaucoup, d’autres disciplines s’intéressant au champ médical, mais vous remettez aussi parfois en cause les idées reçues.


G.L. : Oui. J’ai notamment conduit un travail sur l’analyse des lettres spontanément envoyées par les patients et leurs proches à un service de réanimation, sur plusieurs années. Et devinez quel était le mot qui revenait le plus souvent pour désigner les médecins, les infirmières, etc. ? Ce n’était pas « compétence », c’était « gentillesse ».