Alcool et travail : de nombreuses professions en danger, y compris médicales
La troisième Journée nationale de prévention des conduites addictives en milieu professionnels a révélé, le 17 mai dernier, que tous les milieux sont menacés par des consommations à risque d’alcool.
Par Carole Ivaldi.
Après le tabac, l’alcool est le produit psychoactif le plus consommé en France. Les ravages causés par ces deux addictions sont meurtriers : on estime le tabac responsable de 78 000 morts et l’alcool de 48 000 décès en 2016 en France. « Il est urgent de changer le regard sur l’alcool, insiste le Pr Bruno Fallissard, directeur du Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (INSERM). L’alcool est un toxique qui peut détruire, et le vin et la bière sont des alcools comme les autres ». Dans un pays où la production de vin est un « art » qui rayonne et s’exporte dans le monde entier, il est difficile de dénoncer les dangers qu’une consommation à risque peut induire.
"Les médecins du travail sont aujourd’hui sous-utilisés, l’addictologie doit faire partie de leur palette d’activités"
« Car l’alcool n’est pas qu’un problème pour les personnes alcooliques, poursuit le Pr Bruno Fallissard. Et d’ailleurs, à partir de quand considère-t-on une personne alcoolique ? Cela pose la question de la limite et du contrôle que l’on a sur sa propre vie. »
Pour le Dr William Lowenstein, addictologue et président de SOS Addictions, le changement de regard sur l’alcool passera par un renouvellement des professionnels de santé en charge de cette problématique. En effet, dit-il, « l’addictologie est une spécialité médicale jeune mais exercée par des médecins de plus en plus vieux. Ainsi, 5% des médecins généralistes prennent en charge 80% des patients opiodépendants, or une grande partie de ces médecins vont partir à la retraite. Cela va poser un problème de transmission. Les médecins du travail sont aujourd’hui sous-utilisés, l’addictologie doit faire partie de leur palette d’activités ».
Les hommes boivent nettement plus que les femmes
Les résultats d’une large enquête lancée en 2013 basée sur la cohorte Constances, portant sur 200 000 volontaires, montrent que 30,7% des hommes âgés de 18 à 35 ans ont un usage dangereux de l’alcool, contre 12,9% pour les femmes appartenant à la même tranche d’âge. Les prévalences d’usage à risque diminuent avec l’âge : 15, 7% des hommes âgés de 36 à 50 ans présentent un usage dangereux de l’alcool, contre 5,7% pour les femmes. Les hommes sont, toutes classes d’âges confondues, toujours nettement plus concernés.
Toutes les milieux sociaux sont concernés
Contrairement aux idées reçues, toutes les catégories socio-professionnelles sont touchées. Cependant si la consommation à risque d’alcool est moindre chez les hommes de CSP supérieure, c’est le contraire chez les femmes : les femmes cadres présentent le plus haut pourcentage de consommation à risque d’alcool avec 11,7%. Chez les hommes, avec 30% d’usage à risque, les employés de bureau, commerciaux et agents de service sont la CSP la plus touchée. « Ce constat peut être expliqué par une exposition fréquente et stressante au public » d’après le Dr Guillaume Airagnes, psychiatre et addictologue à l’Inserm.
"Un usage dangereux de l’alcool multiplie par 1,7 le risque de perte d’emploi"
Un facteur de risque commun aux hommes et aux femmes : la perte d’emploi. « Les demandeurs d’emploi présentent 2,5 fois plus de risque d’addiction à l’alcool, comparés aux personnes en activité. », poursuit le Dr Airagnes. Néanmoins, les conduites addictives peuvent aussi précéder la perte d’emploi : un usage dangereux de l’alcool multiplie par 1,7 le risque de perte d’emploi, tandis qu’une dépendance à l’alcool multiple ce risque par 2,8.
Les médecins surmenés ne sont pas épargnés
Rares sont les études faites sur les conduites à risque chez les soignants, tant ce sujet est tabou et le secret bien gardé.
Parmi les facteurs de risque repérés au sein de la population médicale, citons « les changements organisationnels, des horaires de travail alternants ou décalés, des situations de soins difficiles, le manque de personnel, l’accessibilité aux psychotropes ainsi qu’une charge psychique liée à l’encadrement de proximité. ».
"10 à 15% des médecins ont connu un trouble de l’utilisation d’une substance ou un épisode lié à une maladie psychique au cours de leur carrière"
Ironie du sort, cette population est peu suivie par les services de santé au travail. Certaines spécialités comme la pédiatrie, l’anesthésie, la réanimation, la médecine d’urgences et l’oncologie sont plus concernées par le mésusage de substances psychoactives (SPA). En résumé, 10 à 15% des médecins ont connu un trouble de l’utilisation d’une substance ou un épisode lié à une maladie psychique au cours de leur carrière. Ce mésusage fait souvent partie d’une stratégie de coping.
Les internes en médecine, une population à risque
Les résultats de l’enquête CAMIF (Conduites Addictives des Médecins d’Ile-de-France) présentés par le Dr Geneviève Lafaye (1) et Isabelle Chavignaud (2) brossent un tableau quelque peu alarmant de la situation des internes en médecine. Cette enquête descriptive a pour but de mieux connaître les pratiques de consommation de ce public afin de mettre en place des actions de prévention adaptées.
Sur 5 799 internes de la région Ile-de-France interrogés, 70% ont répondu au questionnaire, dont 59 % sont des femmes. L’âge moyen est de 27,7 ans. La question du surmenage est visible grâce à plusieurs résultats : 40 % des internes sondés travaillent de 41 à 59 heures par semaine, tandis que 22,5 % travaillent 60 heures et plus. Au niveau des gardes, 23,5 % font 4 à 5 gardes par mois, et 10,5 % en font 6 ou plus.
"5,2 % des internes n’ont pas pu accomplir au moins une fois ce qui était normalement attendu d’eux"
Parmi les substances psycho-actives (SPA), l’alcool est la la plus consommée, de manière supérieure à la population générale, et ceci à l’inverse du tabac et des autres SPA. Les résultats portant sur le cannabis sont variables, tandis que l’usage des autres SPA reste marginal.
Les modalités de consommation de l’alcool sont festives mais aussi auto-thérapeutiques. Il en ressort que seuls 8% des internes n’ont jamais expérimenté l’alcool, 23 % ont ressenti un fort désir d’en consommer au moins une fois, et parmi eux, 8,6 % ressentent ce besoin de façon hebdomadaire. Plus inquiétant : 5,2 % n’ont pas pu accomplir au moins une fois ce qui était normalement attendu d’eux, et enfin 3,5 % ont eu des problèmes de santé, sociaux, légaux ou financiers dus à leur consommation d’alcool. L’analyse de ces résultats conclut que 10,8 % ont un besoin d’intervention brève (score ASSIST) et 0,5 % mériteraient une prise en charge spécialisée.
Notes
(1) Dr Geneviève Lafaye, psychiatre et addictologue à la mission Fides, APHP
(2) Isabelle Chavignaud, coordinatrice de la mission Fides
- par Carole Ivaldi