Hippocrate au théâtre pour former les médecins aux annonces graves en cancérologie

Dès l’internat, les jeunes médecins se retrouvent dans des situations dramatiques, confrontés à la difficulté de parler de vie, de douleur, de mort à des patients et des familles éprouvés. Marc Ychou, Directeur de l’Institut de Montpellier et le metteur en scène Serge Ouaknine, ont institué des ateliers de théâtre pour aider les futurs médecins, en 4e année à la faculté de Montpellier, à trouver les mots justes, la voix empathique, la présence sensible c’est-à-dire une disponibilité et qualité d’écoute qui accueille et rassure les malades.

Entretien avec le professeur Marc Ychou. 
Directeur de l’Institut de Montpellier 
et professeur de cancérologie à la faculté de médecine de Montpellier

Propos recueillis par Laurent Joyeux

LaurentJoyeux

M soigner : Professeur Ychou, comment est née l’idée de ces ateliers de théâtre ?

Marc Ychou : C’est la rencontre fortuite entre Serge Ouaknine, metteur en scène et professeur d’université à Montréal, et moi qui suis cancérologue et passionné de théâtre, qui a tout déclenché, il y a 12 ans. Serge Ouaknine, dont le frère neurochirurgien était de ce fait très sensibilisé au cancer et au monde médical. À l’époque, la Ligue contre le cancer donnait la parole aux patients qui exprimaient dans Le livre blanc des états généraux des malades du cancer, leur désarroi devant des annonces de diagnostics inappropriées voire déplacées. En faisant le constat qu’aucune formation spécifique n’était proposée aux jeunes médecins, nous avons décidé de leur proposer des ateliers de théâtre pour les aider à développer ce « supplément d’âme » indispensable pour annoncer au patient un cancer, une récidive ou des soins palliatifs.

"En faisant le constat qu’aucune formation spécifique n’était proposée aux jeunes médecins, nous avons décidé de leur proposer des ateliers de théâtre pour les aider à développer ce « supplément d’âme » indispensable pour annoncer au patient un cancer, une récidive ou des soins palliatifs"

M soigner : Quelles ont été les grandes étapes de cette formation théâtrale pour les médecins ?

M.Y : Il y a 12 ans, nous avons commencé des ateliers de formation  destinés aux médecins cancérologues. Pendant 48 heures, 10 à 12 participants jouaient des saynètes avec des comédiens qui interprétaient diverses situations types vécues par les malades. En 2013, nous avons décidé de travailler en amont, à la source même de la formation des médecins, en proposant une initiation à tous les étudiants de 4e année. Le Doyen de la faculté de médecine, Jacques Bringer, a tout de suite accepté et le projet de séances obligatoires d’une ½ journée a été instauré. Par groupes de 15, les étudiants  sont mis en situation d’annoncer un diagnostic de cancer à des comédiens/patients de l’École nationale supérieure d’Art dramatique de Montpellier. Ces séances ont lieu sous le double regard d’un metteur en scène, Serge Ouaknine, et d’un professeur – moi ou le Pr Nadine Houedé de la faculté de Nîmes. Ensemble nous travaillons sur le verbal et le non-verbal : la voix, la rapidité d’élocution, la disponibilité et surtout la présence « émettrice et réceptrice », la position du corps, une attention à des gestes simples comme le serrement de main. C’est un apprentissage par simulation et on n’est jamais assez préparé pour des situations d’urgence avec des familles que l’inquiétude rend parfois dépressives, parfois agressives. Les étudiants sont marqués par cette séance d’annonce : 98 % de leurs retours sont très positifs.

"Ensemble nous travaillons sur le verbal et le non-verbal : la voix, la rapidité d’élocution, la disponibilité et surtout la présence « émettrice et réceptrice », la position du corps, une attention à des gestes simples comme le serrement de main."

M soigner : Et demain, l'expérience sera-t-elle déclinée ?

M.Y : Pour diffuser cette pratique théâtrale, nous avons écrit un livre qui raconte la genèse de cette formation. Le nouveau serment d’Hippocrate, paru aux éditions Le Manuscrit,  a suscité un vif intérêt. J’ai été contacté par quelques facultés et l’information a été relayée  au ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.  Il faut beaucoup d’énergie, des moyens financiers et trouver des créneaux dans des programmes surchargés. D’ores et déjà, présenté au Collège des enseignants en cancérologie, une formation de 48 heures individualisée et  obligatoire a été décidée  pour les internes en cancérologie sur tout le territoire. Ce type de formation est déjà obligatoire et évalué dans beaucoup d’autres pays. Il est  d’une importance capitale pour leur métier de dégager du temps pour plus de formation individuelle. De nouvelles formations théâtrales vont être initiées pour les infirmières. Les radiologues et les urgentistes sont aussi demandeurs…  
Aucune annonce de cancer ne doit plus être déclarée dans une chambre à deux lits par un médecin pressé qui s’adresse d’avantage  à la maladie qu’à son patient. Un travail en profondeur sur le « savoir être » et une relation médecin-malade plus sensible atténue  les rigueurs d’un diagnostic médical.

 

"L'artiste en moi s'est confronté à la médecine et le médecin en lui s'est frotté au théâtre"
Serge Ouaknine(1)

La syntonie et harmonie qui circule entre Marc Ychou et moi-même a commencé en 2006. Elle est rare et féconde. L'artiste en moi s'est confronté à la médecine et le médecin en lui s'est frotté au théâtre…  Nos ateliers s’ouvrent aujourd’hui vers les médecins ORL, le personnel hospitalier et les infirmières qui ont exprimé un intense besoin d’écoute et de valorisation de leur travail... Nous préparons un programme pour la formation nationale des Interne en cancérologie qui s'articulera autour de principes vitaux : comment concilier empathie et distance clinique ; nuancer la voix du médecin en situation d’annonce ; éviter les mots malheureux ou expéditifs lors d’un diagnostic ou l'énoncé d'une procédure médicale, écouter le récit des malades. La médecine déjà virtualise le patient par ses écrans,  bientôt elle intégrera les paradigmes de l'intelligence artificielle.  Nous éveillons une sensibilité au langage parlé, au vibrato de la voix, aux gestes et signes du corps, à la présence entière du milieu médical au chevet des peurs et douleurs des patients et de leurs proches. Instaurer une fraternité opérante/innovante entre les outils du théâtre et ceux de la médecine... telle est notre vocation.
(1) À Montréal dans un colloque qui traite de: Interculturalité et théâtre - outils d’intégration sociale.

 

 

par Laurent Joyeux