(c) Leonardo Donato

Christian Debry, le bistouri et la plume

Pour son premier roman, Christian Debry, chef du service ORL et de chirurgie cervico-faciale du CHU de Strasbourg, nous entraîne à la suite d’un chirurgien tout au long de sa journée.  Rencontre avec un chirurgien qui manie avec bonheur le scalpel et la plume…

Propos recueillis par Laurent Joyeux.

LaurentJoyeux

Que se passe t-il au cours des réunions des équipes chirurgicales ? Que pensent les patients, confiants, lorsqu’ils sont étendus sur les brancards dans l’attente de l’intervention ? Ou pendant que l’équipe se met en tenue dans les antichambres des blocs opératoires, chacun absorbé par ses rituels de mise en condition ? Christian Debry fait partager les pensées du chirurgien avant et pendant l’intervention, la beauté parfois sensuelle des gestes, et cette crainte de l’échec qui place toujours le praticien devant ses responsabilités. Plus qu’une série d’anecdotes, cet ouvrage ouvre les portes d’un univers où compagnonnage et transmission sont de règle pour apprendre à la génération suivante, en plus de l’acte technique, l’esprit d’équipe, la confiance en soi, et l’empathie envers les patients.

J’incise, roman ou témoignage ?

J’incise est mon premier livre. Le texte a été écrit rapidement, instinctivement, mais j’ai mis plusieurs années avant de me décider à le publier, taraudé par le doute des confidences exprimées qui pouvaient s’avérer déstabilisantes pour le lecteur, et à l’encontre de l’image d’Épinal du chirurgien. II restait en jachère mais je l’avais toujours en tête. Accepté rapidement par une grande maison d’édition, il m’était impossible de refuser cet honneur. Je me suis persuadé in fine qu’il allait passer inaperçu, et je n’en ai parlé qu’à très peu de personnes avant sa parution.
L’écriture s’est effectuée sans plan ni idées pré-établies, de manière presque compulsive par peur de perdre le fil de l’inspiration. Cela reste un roman, mais, même affiné et en grande partie édulcoré, il ne peut nier l’autobiographie qui l’inspire, qu’il s’agisse des équipes, des situations ou des patients. Ces derniers me demandaient souvent à quoi pensent les chirurgiens quand ils opèrent, ce qui m’avait beaucoup marqué et a été à l’origine de ma démarche. Certains maintenant souhaitent en consultation une dédicace du livre, ce qui est très émouvant. L’équipe a été je pense un peu surprise au début, mais certaines expressions contenues dans le texte sont déjà devenues des termes génériques pendant nos réunions !


Dès l’incision, on bascule dans une autre dimension, le corps s’oublie, l’esprit se focalise sur le champ opératoire. Si la vigilance reste toujours constante, on a alors l’impression d’ouvrir une porte, de pénétrer dans un monde en apesanteur, presque onirique.

Quid du stress du chirurgien ?

Beaucoup de cas complexes sont opérés dans les CHU. Pour les interventions courantes, le doute est très limité, bien qu’il n’existe pas de « petites interventions ». Mais, il y a des pathologies parfois lourdes et complexes à gérer tant dans les indications que dans la technicité. Les équipes se doivent en ce cas d’être soudées pour mieux gérer leurs stress. Le regard des confrères offre la relativité d’un miroir permanent. S’arrêter et demander conseil en cas de problème est un signe de maturité et non de faiblesse. Notre métier entraîne pourtant de grands moments de solitude même si l’esprit de compagnonnage est réel, vous serez toujours seul face à vos responsabilités. Il faut savoir l’accepter. La lutte contre la mort est une école de vie. Dès l’incision, on bascule dans une autre dimension, le corps s’oublie, l’esprit se focalise sur le champ opératoire. Si la vigilance reste toujours constante, on a alors l’impression d’ouvrir une porte, de pénétrer dans un monde en apesanteur, presque onirique.


Notre métier entraîne pourtant de grands moments de solitude même si l’esprit de compagnonnage est réel, vous serez toujours seul face à vos responsabilités […] il faut 10 ans pour être autonome en chirurgie

Comment enseignez-vous la chirurgie ?

J’ai dans mon équipe entre six et huit internes, dont des internes étrangers, trois chefs de clinique, quatre praticiens hospitaliers seniors et deux autres patrons adjoints. Il faut dix ans pour être autonome en chirurgie. Il est indispensable de respecter les gens, de les accompagner en permanence, de les considérer et les encourager, et surtout ne jamais mépriser ou humilier quiconque. On peut être d’un caractère abrupt et bon chirurgien mais il faut ne pas oublier aussi d’écouter les patients. C’est essentiel et cela accompagne souvent la guérison. Rien ne remplace l’expérience et l’empathie, mais cette dernière, quelle soit innée ou apprise pendant la formation, ne doit non plus jamais interférer lors du geste chirurgical.

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Vous décrivez des voyages chirurgicaux "musclés"

Avec mes activités au CHU, j’éprouve toujours un énorme plaisir à partir seul ou avec une équipe très restreinte de deux ou trois spécialistes. J’ai accompli beaucoup de missions sans faire partie d’aucune organisation, réalisé quelques interventions « diplomatiques » ahurissantes. Les conditions étaient souvent difficiles mais les interventions toujours effectuées avec plaisir et riches d’émotions. J’en rapporte quelques anecdotes dans le livre. Ces expériences sont fortes, changent de la routine et sont très formatrices. Je suis heureux d’avoir pu assurer la pérennité de ces coopérations à l’étranger, avec maintenant plusieurs générations d’internes du service qui ont pu y participer. Récemment, certains d’entre eux sont rentrés de 15 jours d’interventions au Rwanda.

Quel est votre avis sur les lourdeurs du système de santé ?

Ce n’est pas l’objet principal du livre, mais la gestion humaine est un rouage essentiel dans le bon fonctionnement d’un pôle tel que celui que je dirige en symbiose avec les autres chefs de service, comprenant la neurologie, la neurochirurgie et la prise en charge de la douleur. Nous sommes en prise directe avec les problèmes de restriction budgétaire permanent, le manque de personnel, et cette équation impossible à résoudre : concilier une population qui vit de plus en plus longtemps, réclame légitimement des soins de qualité, la nécessité d’acquérir une technologie toujours plus sophistiquée, des équipes qui se doivent d’être mobilisées 24 heures sur 24 sans perdre en performance et … réaliser des économies. Cela est source de problèmes sociaux indéniables – arrêts de travail, dépression – et oriente de plus en plus de praticiens et paramédicaux vers le secteur privé. Notre modèle économique hospitalier souffre comme rarement, un débat en profondeur s’impose rapidement sur les missions des hospitaliers, les moyens qui doivent leur être accordés, et les enjeux politiques qui en découlent.

Et la recherche ?

C’est un milieu bien particulier qui donne lieu à une concurrence effrénée. Un chercheur ne se forme pas en deux ans, il va rester sur son sujet d’étude pendant 15 ans et nous avons la mauvaise habitude de vouloir des résultats immédiats, ce qui est impossible. C’est l’éloge de la lenteur qui doit s’imposer. Cette recherche permet aussi de développer le travail d’équipe et des amitiés dans le monde entier. Elle permet également un débat contradictoire positif et permanent pour optimiser les connaissances.

Nous avons la mauvaise habitude de vouloir des résultats immédiats, ce qui est impossible. C’est l’éloge de la lenteur qui doit s’imposer.

Vous avez d'autres projets d'écriture ?

Il y a encore tant de choses à réaliser ! Plus d'une centaine de pages n'ont pas été publiées dans J'incise. Pourquoi pas une pièce de théâtre ou tout ce qui n’a pu être dit pourrait l’être sous une autre forme ?  

Christian Debry. J'incise. Editions Stock, 2019

par Laurent Joyeux