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Recherche en psychiatrie, où va l’argent ?

La recherche psychiatrique est en crise comme le reste de la psychiatrie. Quels sont les grands programmes de recherche développés aujourd’hui, et pour quelles perspectives de succès ?

par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales.

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La psychiatrie n’est plus l’El Dorado de l’industrie pharmaceutique. Il y a environ 10 ans, les majors du secteur ont brutalement mis fin ou presque à leurs programmes de recherche sur les mécanismes des troubles mentaux, tarissant ainsi la source de toutes les innovations du secteur privé ou presque. Dans le monde entier, les financements publics ont pris le relais avec une puissance de frappe nettement plus limitée et, dans certains pays comme la France, une absence de stratégie lisible, pour ne pas dire, une absence de moyens qui permettent toute autre stratégie que la pêche en aveugle. Le monde associatif joue un rôle difficile à cerner, entre financement par l’industrie pharmaceutique, lobbying auprès du pouvoir politique et campagnes de « sensibilisation » du grand public. Comme dans les autres domaines de la médecine, la psychiatrie oblige à des arbitrages d’allocation de fonds : la recherche sur l’autisme est-elle plus importante que la recherche sur la dépression, la schizophrénie ou l’addiction ?

Les mécanismes biologiques des troubles mentaux

Le projet de guérir les troubles psychiatriques les plus prévalents par des médicaments se solde par un échec : il n’y a pas, en psychiatrie, de médicaments qui guérissent, seulement des médicaments qui aident. Tous ont été découverts par hasard, développés, reproduits ad nauseam.

La raison de fond du délaissement du champ de la recherche en psychiatrie est scientifique. C’est le constat que les méthodes traditionnelles d’exploration du « lieu de contrôle » des troubles mentaux sont grossièrement inadaptées. Des philosophes des neurosciences ont proposé d’appeler « lieu de contrôle » le système qui, dans un système plus vaste comme l’organisme, est responsable de la production de certains effets – par exemple, les symptômes d’une maladie. Le circonscrire et l’isoler, c’est établir le « lieu de contrôle » de la maladie. Prenons l’exemple du cancer. Le lieu de contrôle est la tumeur solide – ou peut-être son « micro-environnement ». Pour les leucémies, le lieu de contrôle est une population cellulaire spécifique. Force est de constater que les stratégies de décomposition et de localisation au sein du cerveau n’avancent pas très vite. Les zones impliquées dans un trouble sont généralement vastes, aux limites floues, souvent multiples, et presque toujours non spécifiques de ce trouble. Les récepteurs qui y dominent en nombre ne régulent pas seuls les activités d’un circuit. Ils se retrouvent dans plusieurs endroits du cerveau. Rien de très prometteur pour le développement d’un médicament.

Il n’y a pas, en psychiatrie, de médicaments qui guérissent, seulement des médicaments qui aident. Tous ont été découverts par hasard, développés, reproduits ad nauseam.


D’autres types d’interventions se développent à distance de l’outil pharmacologique, comme la stimulation magnétique transcraniale. Elle est souvent vantée pour son caractère « non invasif ». Argument largement rhétorique. Si l’on entend « chirurgical » par « invasif », c’est certainement un bon point pour cette technique de ne pas l’être, mais ce qui nous intéresse d’abord, c’est de savoir si son action peut être réellement thérapeutique, et comment. Si par « invasif », on entend plus largement « qui ne trouble pas les fonctions normales », alors c’est un paradoxe digne de ceux soulevés par l’homéopathie : comment quelque chose qui ne peut pas faire de mal, peut faire du bien ? Soit la stimulation magnétique est nécessairement inoffensive et donc inefficace, soit elle est potentiellement efficace et donc potentiellement nuisible. On ferait bien de s’en rappeler lorsqu’il s’agit d’autoriser des essais thérapeutiques fondés sur cette technique, mais aussi, quand il s’agit d’en évaluer les résultats.

On voit en effet apparaître dans la littérature des revues sur l’efficacité de cette technique dans la prise en charge de certains troubles mentaux. Ces revues ne sont guère convaincantes, pour le moment du moins. La raison principale est probablement que les zones stimulées sont encore définies de manière très approximative. Dans certains protocoles, on peut même dire : au doigt mouillé. Comme ces zones sont elles-mêmes mal connues, et comme la pointe du cône d’action du champ magnétique produit par la bobine a une résolution assez basse à l’échelle d’un circuit neuronal, on peut émettre des doutes sur les perspectives de développement de cette technique à court et moyen terme, sans la rejeter tout à fait.

Génétique et génomique

Au tournant des années 2000, l’épidémiologie génétique a déjà plus ou moins établi l’héritabilité des maladies psychiatriques, c’est-à-dire, la part des variations des traits correspondants qui peut être attribuée aux gènes. Certains gènes candidats ont alors déjà été découverts et étudiés, qui prédisposent à la violence, la dépression, l’anxiété, la schizophrénie, le trouble bipolaire, ou un mélange de deux ou plusieurs de ces traits. Seulement, la pénétrance de ces gènes n’est pas très élevée. Comme ils n’expliquent pas toute l’héritabilité des troubles mentaux, l’idée émerge, d’abord théorique, puis très vite réalisable, de mener une investigation systématique du génome entier des patients souffrant de troubles mentaux. Ce sont les « études d’association pangénomique » ou genome-wide association studies (GWAS).

Un peu plus de 10 ans après les premières études d’association pangénomique en psychiatrie, le résultat reste confus, et le bilan devient assez clair. Tandis qu’aucun résultat ne sortait – c’est-à-dire qu’on ne trouvait pas de nouveau gène fortement pénétrant, qui expliquerait l’hérédité de certains troubles mentaux –, deux explications émergeaient. La première est que c’était peut-être un problème de puissance statistique – il faudrait peut-être enrôler des centaines de milliers de patients pour voir sortir quelque chose de significatif. La deuxième explication est que les troubles mentaux sont peut-être des « troubles complexes », c’est-à-dire, des maladies certes uniques, mais dont chacune pourrait s’incarner de multiples façons dans la biologie du cerveau. Différentes combinaisons d’un grand nombre de gènes différents, combinées à des environnements à chaque fois spécifiques, pourraient jouer un rôle déterminant dans la survenue du trouble. Une manière de dire que malgré la puissance technique du séquençage à haut débit, il n’y avait peut-être pas tant à découvrir de cette manière.

La génomique occupe toujours une place de choix dans les priorités stratégiques des gouvernements pour développer la recherche en santé en général, en psychiatrie en particulier. Beaucoup de chercheurs aiment le côté « brut » de cette recherche souvent dite « sans hypothèse préconçue » : elle permet en effet de publier dans de bonnes revues sans grands efforts intellectuels ni résultats décisifs. Si l’on a convaincu les financeurs publics de mettre la main à la poche pour l’acquisition des coûteuses machines d’Illumina, et si l’on peut constituer les cohortes de patients, on peut sortir, à la demande, de la publication bien indexée.

La psychiatrie à l’ère du Big Data

A l’ère des données massives et de l’IA, la psychiatrie affiche de hautes ambitions. Dans l’inflation de « -omiques » plus ou moins fantaisistes que le Big Data invente tous les deux mois, la psychiatrie s’est illustrée notamment par l’approche « phénomique » : il s’agirait de tenir compte de données textuelles décrivant les signes et symptômes des patients en psychiatrie, à partir des descriptions que les cliniciens en donnent. L’approche a fait long feu.

Toutefois, il y a là un potentiel intéressant. En oncologie, on se limite souvent à des données massives de type biologiques – génomiques ou transcriptomiques par exemple. Non pas parce que les données sociales ou d’activité physique générale ne seraient pas pertinentes en principe pour comprendre l’apparition des cancers. Mais parce qu’il s’agirait sans doute d’explication de long terme, sans intérêt diagnostique, pronostique ou même simplement préventif véritable. La psychiatrie est dans une situation tout autre. Là, des données textuelles tirées de conversations, ou l’architecture d’un réseau social, paraissent très probablement prédictives d’un épisode anxieux, d’une bouffée délirante aiguë ou d’une crise suicidaire. Du moins à première vue. Encore faut-il supporter l’idée qu’une IA surveille tout ce que l’on dit, à l’affût d’un événement psychiatrique que le sujet concerné éprouve probablement lui-même suffisamment tôt.

Des applications se développent dans cet esprit, notamment dans le domaine de la prévention du suicide. Cela reste suffisamment trop marginal ou anecdotique pour qu’il s’agisse d’une tendance de fond de la recherche en psychiatrie.

Reste la « psychiatrie de précision », un terme lancé par Thomas Insel, ancien directeur des National Institutes of Mental Health (Etats-Unis). En dehors d’un logo et de quelques programmes de recherche en génomique ou en repositionnement de médicament, ce terme est surtout un « buzzword » pour donner l’impression que l’on fait du neuf avec du vieux.

Classifications des troubles mentaux

Chacun sait qu’après une longue pause durant le XXe siècle, la folie classificatrice s’est emparée à nouveau de la psychiatrie avec le DSM-III, paru en 1980. Le DSM se signale par une approche syndromique : des concrétions de signes et symptômes servent à poser le diagnostic et crée des catégories de patients réputées homogènes.

Les années 2000 et la préparation du DSM-5 ont vu fleurir les réflexions sur la théorie des classifications des troubles mentaux. L’un de ces programmes de recherche a débouché sur RDoC, Research Domain Criteria. L’idée de RDoC est de ne pas ranger les cas de troubles mentaux par concrétions syndromiques, comme le fait le DSM, mais plutôt par « modules » perturbés pouvant être étudiés sur des plans différents, comportemental, cognitif, circuit neuronal, cellulaire, génétique.

Dans un autre ordre d’idée, le projet HiTOP consiste à classer des manifestations cliniques par associations dans la pratique, sans recourir à l’idée d’entités nosologiques dans lesquelles les patients tomberaient. Il suscite aujourd’hui un engouement grandissant, mais reste assez confidentiel, sans doute parce qu’on voit encore mal quels problèmes cette classification permettrait de résoudre.

Le nerf de la guerre

FondaMental, la principale fondation pour la recherche en psychiatrie en France, affiche un budget 2017 de presque 5 millions d’euros, dont 80 % alloués à la recherche. Elle déploie ses financements sur la dépression résistante, la schizophrénie, l’autisme, les troubles bipolaires, mais aussi le stress posttraumatique, les troubles obsessionnels compulsifs résistants et les conduites suicidaires. Rappelons qu’un programme de recherche académique moyen dans ce secteur pèse environ 400 000 à 600 000 euros. FondaMental peut donc financer une dizaine de tels projets, davantage en finançant moins.

Poids lourd en termes d’influence, FondaMental est un poids plume en termes de financement. En comparaison, le budget annuel de l’INSERM consacré à la psychiatrie est environ de 150 millions d’euros.

L’industrie pharmaceutique, contrairement aux idées reçues, fait aussi de la recherche fondamentale là où elle estime que des avancées sont possibles. Or elle n’en fait plus en psychiatrie.

Est-ce proportionné aux défis des troubles mentaux ? Plus le talent et la chance sont grands, moins l’argent est nécessaire pour produire une avancée. Sans doute, les chercheurs en psychiatrie sont talentueux. Mais rappelons en regard de cela le chiffre que l’industrie pharmaceutique aime à marteler : le développement d’un seul nouveau médicament coûte environ 1 milliard d’euros. Son destin est presque toujours de venir compléter la panoplie des traitements déjà disponibles pour une maladie. Et l’industrie pharmaceutique, contrairement aux idées reçues, fait aussi de la recherche fondamentale là où elle estime que des avancées sont possibles. Or elle n’en fait plus en psychiatrie.

Quelles sont donc les chances d’avancer avec 4 millions d’euros ? Il faut évidemment y ajouter les financements régionaux, nationaux, européens et internationaux que les équipes reçoivent. Leur total excède largement ce que FondaMental peut faire. Tout cela est loin d’atteindre le coût de développement d’un seul médicament. Pour information, le budget annuel des National Institutes of Mental Health, l’organisme public de financement de la recherche psychiatrique aux USA, a un budget de 1,6 milliards de dollars.

Quelle priorité pour la recherche en psychiatrie ?

Privée presque entièrement du levier du privé, la recherche publique française en psychiatrie dispose de moyens limités et manque d’une stratégie très affirmée. Les choix de financement sont écartelés entre trois logiques différentes. La logique de la prévalence des troubles pousse à hiérarchiser les choix possibles en fonction du nombre de personnes qui bénéficieraient d’une éventuelle percée. La logique des chances de succès vise à faire effet de levier partout là où une petite différence de financement peut faire une grosse différence dans les résultats d’un programme de recherche. Enfin la logique des moyens vise à concentrer de la visibilité et de l’attractivité par des succès de publication et l’achat de matériel onéreux ou rare. Trop peu dotée pour suivre la première logique et couvrir tout le champ du trouble mental, la recherche publique française peut être tentée de suivre la logique des chances de succès ou celle des moyens. C’est sans doute là que se trouve le choix le plus cornélien. Encore faudrait-il qu’une direction quelconque assume le choix qu’en France, il n’y aura pas dans les années à venir de recherche digne de ce nom dans un ou plusieurs des grands domaines de la psychiatrie – la dépression, l’autisme, ou autre. C’est difficile à imaginer. Pourtant, gouverner, c’est choisir.

par Maël Lemoine