14 millions de douloureux chroniques et toujours les mêmes remèdes

Le Dr Marc Lévêque, neurochirurgien, livre dans son dernier ouvrage « Libérons-nous de la douleur » (éditions Buchet-Chastel) un véritable plaidoyer pour une prise en charge plus accessible et plus variée de la douleur chronique que le simple, et trop systématique, recours aux seuls médicaments. Il regrette le faible degré de formation et d’actualisation des connaissances des médecins sur l’ensemble des thérapeutiques, notamment dans le domaine de la neuromodulation.  Pourtant, les douleurs chroniques clouent 14 millions de Français.

Marina kolesnikoff redaction Propos recueillis par Marina Kolesnikoff, avril 2022.

 
Dr Marc LEVEQUE douleurs LIGHT INTQuelle est votre définition de la douleur ?

Pour moi, c’est une souffrance physique qui va être de nature à retentir sur votre moral et à altérer votre qualité de vie. Une définition qui me paraît bien adaptée est aussi celle du chirurgien du XVIIIe Marc-Antoine Petit : « C'est l’état d'une âme qui, comparant sa position présente à son état passé, juge que le corps éprouve dans quelques-unes de ses parties sensibles, ou dans son ensemble, des déchirements ou des altérations qui en dérangent l'harmonie ».


Autrement dit, la douleur est une sensation désagréable qui vient à égarer l'individu du cours de son existence.  Comme le pointe également Marc-Antoine Petit « Il n’est point de petite douleur pour celui qui souffre ». La douleur est multidimensionnelle : elle relève d’un phénomène « bio-psycho social ». La douleur quotidienne, de longue durée qui se chronicise (au-delà de 3 à 6 mois) aboutit souvent à l’incompréhension, voir la fuite de l’entourage…

Comment la douleur est-elle abordée dans la formation initiale des médecins ?

Aujourd’hui, bien qu’elle soit très transversale, la douleur n’est pas considérée comme une spécialité en tant que telle, mais reste plutôt cantonnée à un symptôme. C’est un problème. La douleur chronique, à un moment donné, ça devient pourtant une maladie en soi, comme le diabète par exemple, il y a bien des diabétologues… !

« Avant tout, on valorise les molécules, donc le tout recours aux médicaments […] il existe pourtant de nombreuses alternatives ou soins complémentaires. »

Ce désintéressement a engendré un manque de structuration :  il n’y a pas vraiment de professeurs « officiels », c’est une spécialité qu’on pourrait qualifier de « bâtarde ». Il y a bien une capacité, des DU en algologie. Certains médecins généralistes suivent ces cursus pour élargir leur exercice. Mais ça n’attire pas les collègues, ça n’est pas considéré comme une spécialité « noble » telle que la cardiologie, etc. Il n’y a pas de DES d’algologie. Seule une vingtaine d’heures sur l’ensemble des études de médecine sont consacrées à la douleur, alors qu’elle est une des premières causes de consultation des médecins généralistes.

Quels sont les recours et la palette thérapeutique pour les patients douloureux chroniques ?

En France, 12 millions de personnes souffrent de douleurs chroniques. Avant tout, on valorise les molécules, donc le tout recours aux médicaments : antalgiques de palier I, de palier II, de palier III concernant la douleur aiguë et les anti-épileptiques, les anti-dépresseurs, les antalgiques de palier II et III contre les douleurs chroniques. Et si le patient veut accéder à d’autres traitements que les médicaments, il doit passer par les centres anti-douleur. On en dénombre 300 en France.


Il y a vraiment un hospitalo-centrisme. Aujourd'hui, pour accéder aux centres de la douleur, c’est comme si vous comptiez accéder à un médecin généraliste par les urgences… Il faut aller à l’hôpital. Les listes d’attentes sont interminables ! Un rendez-vous s'obtient au prix de 6 à 9 mois de patience... alors que c’est dans ces centres qu’on vous propose justement des alternatives.

Qu’est-ce qu’on peut proposer d’autre ou de plus aux patients que les médicaments ?

Il existe de nombreuses alternatives ou soins complémentaires. Il y a la neuromodulation, la stimulation médullaire, la TENS, la stimulation magnétique transcrânienne, bref un ensemble de techniques qui visent à modifier électriquement le parcours de la douleur. Ce sont aussi les thérapies non-médicamenteuses comme la relaxation, la méditation en pleine conscience, l’hypnose ou encore les thérapies cognitives et comportementales et même la musicothérapie, l’acupuncture…

Neuromodulation : des traitements basés sur les stimuli électriques
Certaines techniques non médicamenteuses cherchent à modifier le parcours du signal électrique qu’est la douleur pour la diminuer, la leurrer.  De la TENS, à la stimulation sous la peau, la stimulation du nerf, en passant par la stimulation de la moelle épinière avec boîtier implanté… il existe des solutions techniques variées, sans effets secondaires, qui revêtent divers circuits, diverses formes et visent diverses douleurs.

Les obstacles pour y accéder sont pourtant nombreux : manques de codes de tarifications, obligation de DU en électrothérapie, consultations longues pour la mise en place (quand prescrire un médicament prend quelques minutes), concentration dans les structures anti-douleurs…

Se renseigner : les livres blancs de la Société française d’étude et de traitement de la douleur (SFETD)


Ces approches permettent de mettre à distance la souffrance, de réduire la focalisation sur celle-ci. Or, ce pannel thérapeutique n’est proposé de façon regroupée et pluridisciplinaire que dans les centres de la douleur, auxquels seuls 3% de la population ont accès.


Un autre chiffre effarant : 30 % des patients douloureux chroniques estiment que leur traitement leur convient, donc 70 % sans bonne réponse…

Quel est le niveau de connaissance des médecins en activité sur les thérapeutiques et les structures dispensatrices que vous évoquez ?

Celui des 20 heures accordées à ce sujet au cours des études de médecine… Les technologies ont beaucoup plus évolué ces dernières années que les molécules. La dernière molécule découverte dans le domaine, c’était il y a plus de 30 ans. Alors que dans le domaine de la neuromodulation, l’évolution a été quasiment logarithmique. On pourrait comparer avec la téléphonie : il y a 30 ans, avec nos gros téléphones à cadran, il fallait libérer la ligne, maintenant, nous disposons de nos smartphones multifonctionnels dans la poche. C'est complètement hallucinant ! Bon, pour les dispositifs de stimulation, c’est la même chose.

En fait, vous avez eu la même miniaturisation, les mêmes avancées dans l’informatique embarquée et dans le métissage homme-machine. Tous ces dispositifs de stimulation, une fois implantés finissent par être oubliés, comme la douleur qu’ils diminuent, tellement ils sont fins et petits !

« Miniaturisation, technologie embarquée, intelligence artificielle… des avancées ont été faites à pas de géant en 15-20 ans. Mais, beaucoup de praticiens qui ont fini leurs études à ces époques ne sont pas vraiment au courant. »

Donc il y a eu des avancées qui ont été faites à pas de géant en 15 -20 ans. Mais, comme la douleur est peu traitée en formation continue, tous les praticiens qui ont fini leurs études il y a 15, 20 ans ne sont pas vraiment au courant.

Vous auriez un médecin généraliste devant vous, que lui conseilleriez-vous pour améliorer ses compétences ?

Je suis content qu’un organisme de formation comme le vôtre s’intéresse à ce sujet, car des praticiens qui ne savent pas ce qu’est la neuromodulation, il y en a beaucoup en réalité. Et ce sont même souvent les patients les mieux renseignés… je constate amèrement − et avec un peu de résignation j’avoue − qu’aujourd’hui ce sont eux qui font bouger les lignes. Parce qu’ils se sont informés et délivrent cette information à leur médecin qui va alors les orienter, notamment vers un centre de douleur. Il y a eu des Plans Douleur en France, mais il n’y en a plus depuis une dizaine d’années.

« La douleur ne va faire qu’empirer […] C’est la loi des 4 S : sénescence, sédentarité, surpoids et solitude qui font le lit des douleurs. »

Votre perception des prochaines évolutions concernant la douleur ?

La douleur ne va faire qu’empirer. Pourquoi ? Parce qu’on est dans une société où les gens sont de plus en plus seuls. Seuls derrière leurs écrans. Les lieux de convivialité disparaissent. Les familles sont éclatées. Il y a de la solitude, de la sédentarité ; les gens s'activent peu, deviennent addicts à la chaise, à leur canapé, prennent du poids, vieillissent. C’est la loi des 4 S : sénescence, sédentarité, surpoids et solitude qui font le lit des douleurs.

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Retrouvez les analyses du Dr Marc Lévêque dans son dernier ouvrage "Libérons-nous de la douleur",
mars 2022, éditions Buchet-Chastel.

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par Marina Kolesnikoff