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Un nutritionniste contre le nutritionnisme

Bernard Lavallée, alias le nutritionniste urbain, est un nutritionniste québécois qui s’est spécialisé dans la communication en nutrition. Livres, conférences, blog et chroniques radio : il déjoue au quotidien les pièges du discours marketing agroalimentaire et nous rappelle quelques réalités nutritionnelles.

 par Maël Lemoine

MaelLemoine

L'ESSENTIEL
• Ce que nous mangeons joue un rôle fondamental dans chacune de ces causes de mortalité : le cancer,  les maladies cardiovasculaires et métaboliques.
• Le "nutritionnisme" fait abstraction de quatre facteurs essentiels en réduisant l’aliment à ses nutriments : la psychologie de l’alimentation, l’assimilabilité des nutriments, l’interaction entre le nutriment et ce avec quoi il est avalé, l'ignorance de ce qu'il ignore.
• En nutrition il ya parfois une forme de "charlatanisme". On tire par exemple sur les ficelles de l'émotion, ou on abuse d'un langage pseudo-scientifique.
• L'industrie agro-alimentaire cherche souvent à faire manger plus et plus cher, à réduire les coûts de production.

 Prendre soin de soi en prenant soin de son alimentation

Il n’y a pas si longtemps, la principale préoccupation d’un Européen était moins de manger sain que de pouvoir manger tout court. Désormais, il ne s’agit plus tant de se nourrir pour survivre, que de se nourrir pour vivre longtemps en bonne santé. Il s’agit parfois aussi, faut-il croire, d’une question de morale. On ironise cependant assez facilement sur la forme d’humanisme qui peut nous faire prendre soin des micro-équilibres de notre alimentation, quand la question se pose toujours pour d’autres humains d’avoir, déjà, une alimentation. Reste que les causes de mortalité principales dans les pays développées, le cancer et les maladies cardiovasculaires et métaboliques, principalement, sont responsables de 3 décès sur 5. Ce que nous mangeons joue un rôle fondamental dans chacune de ces trois causes de mortalité. Prendre garde à ce que nous mangeons est de nature à réduire l’importance de ces causes de morbi-mortalité : voilà pour planter le décor.

"Le nutritionnisme [...] est une vision réductrice des aliments aux nutriments qu’ils contiennent"  

L’épidémiologiste applaudit des deux mains le discours du nutritionniste vedette. On aimerait toutefois savoir de combien pourrait être la réduction de la mortalité due à chacune de ces causes, si l’on optimisait son régime alimentaire à ces fins. En passant, on voudrait aussi savoir qui peut bénéficier vraiment de tels régimes, qui développera un cancer à 50 ans en dépit de ce régime, et qui peut ignorer tout régime alimentaire et vivre jusqu’à 90 ans en se trouvant très bien de son embonpoint. Et puis aussi, dans quelle mesure un seul et même régime alimentaire pourrait éviter de précipiter toutes les causes de mortalité, et enfin, combien d’individus seront capables de s’y tenir, et si ce sera au prix de syndromes anxieux et dépressif ?

Rassurons-nous : le nutritionniste urbain n’est pas un inquisiteur de l’assiette. Il arbore un bon sens de bon vivant qui rassure l’épicurien en chacun de nous.

Connais ton ennemi : le nutritionnisme

Car l’ennemi de Bernard Lavallée, ce n’est pas la maladie et la mort. Ce n’est pas l’obésité. Pas même l’industrie agro-alimentaire. L’ennemi, qui se trouve à la source de toutes les dérives dénoncées dans le livre, c’est le nutritionnisme. Baptisé ainsi par Gyorgy Scrinis, nous explique notre nutritionniste urbain, le nutritionnisme est une vision réductrice des aliments aux nutriments qu’ils contiennent. Ceci n’est pas une pomme : c’est 90 Kcal de glucides et 14 mg de magnésium. Voici des oméga 3 sans sels nitrités, protéinés sans acides gras saturés (arôme jambon). Dans ces banales céréales, il y a surtout des fibres. Et pour les 5 portions de légumes et de fruits par jour, ce sera donc 5 verres de jus de fruit. On a compris l’idée.

Le nutritionnisme fait abstraction de quatre facteurs essentiels en réduisant ainsi l’aliment à ses nutriments. Le premier, c’est bien sûr la psychologie de l’alimentation. L’observance est un concept inventé en médecine pour parler du comportement vertueux du patient. Mais qui voudrait ne jamais manger que des nutriments ? Quel conditionnement vicieux de notre propre esprit faudrait-il nous infliger pour que nous soyons capables de ne plus rien voir, de ne plus se soucier du goût, de l’odeur, de la texture d’un aliment, et ne plus faire qu’une chose en mangeant : penser aux nutriments ?

Le deuxième facteur de l’alimentation est physique, c’est l’assimilabilité des nutriments. Tout médecin sait que les compléments de vitamine C sont à peu près toujours inutiles, puisque la quasi-totalité de la vitamine C ingurgitée atterrit dans la vessie où elle attend d’être purement et simplement éliminée. La « matrice alimentaire » d’un aliment, la structure physique qui distingue l’orange du jus d’orange, joue par exemple un rôle dans la rapidité d’assimilation du glucose contenu dans l’une et l’autre.

Le troisième facteur ignoré par le nutritionnisme est l’interaction entre le nutriment et ce avec quoi il est avalé. Intégré de manière artificielle dans un aliment industriel ultra-transformé, un nutriment peut ainsi voir ses effets potentiels bénéfiques annulés ou contrebalancés par des effets négatifs bien réels – l’industrie agroalimentaire aime le nutritionnisme comme le politicien véreux la polémique – il sert de cache-misère ou d’écran déflecteur à des pratiques douteuses. Intégré dans une alimentation du monde réel, le nutriment ne joue pas forcément le même rôle que biberonné à haute dose à des souris de laboratoire.

Le quatrième facteur enfin, le plus important peut-être, est que le nutritionnisme ignore ce qu’il ignore. Il y a bien plus de nutriments dans les aliments, et bien plus d’interactions entre eux, que ce que nous en savons : c’est bon à savoir. On ne saurait se contenter d’extraire ce que nous croyons bon d’un aliment qui le contient, comme nous le faisons avec les oméga 3 des poissons gras. Nutrionnisme, encore, le raisonnement qui a conduit à la création de la margarine et de la végétaline sur la foi de l’idée que les graisses végétales sont meilleures pour la santé que les graisses animales. Pour les rendre solides, en effet, il a fallu les hydrogéner et produire ainsi les fameux acides gras trans, dont les effets ont été longtemps ignorés. Qu’à cela ne tienne : par interestérification, on fait désormais de la margarine sans acides gras trans. Mangeons-en tranquillement : d’abord, on peut prouver qu’il n’y a pas d’acides gras trans dans cette margarine (formidable : il n’y a pas de cyanure non plus, ni de bisphénol, ni de mélanine !) ; ensuite, personne ne peut prouver qu’il y a quelque chose de mauvais dans cette margarine, puisque personne ne sait ce qu’il y a dans cette margarine.

Le sommet du nutritionnisme, apprendrez-vous dans le livre de Bernard Lavallée, c’est le Soylent, un aliment censé contenir tout ce qui est nécessaire à une vie en bonne santé – entendez, tous les nutriments indispensables. Tout un programme.

Les ficelles du charlatanisme en nutrition

Autre aspect remarquable du livre : il ne se contente pas de décrire l’erreur théorique qui explique tant de dérives et de travers de nos comportements alimentaires. Il cherche à doter son lecteur du sens critique nécessaire pour déjouer les pièges du charlatanisme en nutrition.
Au premier chef, il s’agit d’apprendre à reconnaître les ficelles rhétoriques du charlatan pour nous séduire. Jouer avec nos émotions tout d’abord, la peur, le plaisir, l’orgueil aussi, en nous rassurant, en nous promettant et en nous faisant nous sentir comme des initiés quand on l’écoute parler. Puis, il tente de nous convaincre que son cas particulier est généralisable et recourt à l’anecdote pour établir ses prétentions. Il se pare des attributs de la compétence et de l’autorité scientifique – il est « docteur », typiquement, ou bien il a un diplôme en XXX-ologie, une discipline nouvelle dont il est éventuellement le fondateur. Surtout, il se cache derrière le fait que la science ne peut pas prouver que ce qu’il dit est faux : un grand classique des pratiques alternatives en médecine. On apprend ainsi qu’il existerait un régime contre l’ostéoporose, fondé sur l’idée que notre alimentation serait trop acide, et que pour maintenir le pH de notre sang, nos os compenseraient en libérant du calcium. Jamais cette hypothèse n’a pu être prouvée – mais elle n’a pas pu être réfutée non plus. Le charlatan recourt à l’attaque ad hominem, et se pare volontiers du statut de martyre incompris de la science « officielle », s’appuie sur l’idée que ce qui est ancien ou admis dans la croyance populaire est nécessairement vrai, recourt à des analogies grossières, et enfin, extrapole de l’effet d’un nutriment à celui de l’aliment qui le contient, et inversement. Il adore opposer ainsi les bons aliments aux mauvais.

"Le charlatan [...] se pare volontiers du statut de martyre incompris de la science « officielle », s’appuie sur l’idée que ce qui est ancien ou admis dans la croyance populaire est nécessairement vrai, recourt à des analogies grossières"

On découvrira aussi dans le livre un guide de l’utilisation de l’information « scientifique » sur un fait nutritionnel. Une étude aurait montré ainsi que 40% d’articles de la presse générale relatant des résultats d’études scientifiques sur la nutrition contenaient des exagérations en comparaison de ce que ces études prétendaient avoir établi. Une liste de questions simples à se poser avant de changer ses pratiques alimentaires, voilà qui est bien utile : 9 questions pour déterminer s’il faut jeter à la poubelle une idée à la mode… ou bien attendre encore un peu qu’elle soit corroborée, et corroborée encore.

Le philosophe des sciences médicales apprécie beaucoup que le nutritionniste vienne ainsi sur son terrain. Il se permet simplement de lui poser une question : comment distinguer le charlatan du scientifique ? Lui aussi, recourt souvent à tous ces travers de la rhétorique, non pas parce que c’est un charlatan, mais parce qu’il lui faut, lui aussi, communiquer de manière efficace.

Les stratégies de l’agroalimentaire

Le premier charlatan de tous, de loin, n’est pas le charlatan ou l’illuminé qui défend un régime alimentaire particulier : c’est le géant de l’industrie agro-alimentaire. La présentation de ses stratégies est magistrale dans le livre. Elles visent à répondre à un problème simple : comment accroître son chiffre d’affaire quand la population n’augmente plus et que les besoins caloriques moyens des individus sont de 2000 Kcal par jour ?
La réponse est simple et tient en quatre points :

  • Faire manger plus : soit en ne se souciant pas des conséquences immédiates, comme l’obésité et les problèmes de santé associés, soit en promouvant le sport comme moyen de manger davantage (coca-cola finance en effet beaucoup d’associations de promotion de l’activité physique).
  • Faire manger plus cher (l’invention du « bio » entre dans cette logique).
  • Réduire les coûts de production (par la transformation et l’ultratransformation, l’industrie réduit les coûts de fabrication et repousse les dates de péremption).
  • Maîtriser les informations qui parviennent au grand public, soit en finançant les études, soit en noyant les études défavorables sous un flot de désinformation qui se présente comme de l’information : allez faire un tour au supermarché pour vous exercer un peu. Combien de sophismes êtes-vous capables de débusquer ?

Admettons-le : l’industrie agro-alimentaire est puissante, mais la vraie difficulté tient à deux choses. La première est notre accès à l’information fiable, l’effort et le temps que nous sommes prêts à y consacrer, en particulier quand nous travaillons dans le domaine de la santé. La deuxième est le quasi-monopole de l’agro-alimentaire sur notre alimentation.

Le credo du nutritionniste urbain

Le nutritionniste urbain est une source d’information fiable mais, comme chacun de nous, il a ses dadas. On en identifie facilement deux dans le livre. Le premier est la lutte contre l’orthorexie, une véritable maladie créée par la science de la nutrition, et que Bernard Lavallée définit par le nutritionnisme. L’orthorexique serait à la recherche de l’alimentation parfaite pour être en bonne santé, en se souciant moins de la quantité, que de la nature des aliments qu’il mange : typiquement, il élimine certains aliments à l’égard desquels il adopte un comportement phobique, obsessionnel et anxieux. Cette définition est restrictive : n’est-il pas orthorexique aussi, celui qui comptabilise plus ou moins précisément les calories qu’il avale ? celui qui cherche à comprendre ce qu’il mange ? celui qui, déjà, fait de sa santé un paramètre immuable majeur de son alimentation ?

Le deuxième dada du livre, c’est la lutte contre l’ultra-transformation, un thème récurrent et non remis en question. S’il admet être membre fondateur du fan club de l’inventeur de la classification NOVA des degrés de transformation des aliments, le nutritionniste urbain n’étaye pas beaucoup d’arguments scientifiques son choix d’en faire une sorte de mal absolu de la nutrition.
Au total, je ne peux que conseiller ce livre, non seulement pour ses chapitres très didactiques sur la science nutritionnelle et sur la science clinique et épidémiologique qui l’étaye, mais surtout pour l’intelligence du diagnostic de nos pratiques alimentaires, la sobriété des recommandations, l’esprit critique et scientifique et, par-dessus tout, la clarté du propos.


N’avalez pas tout ce qu’on vous dit. Superaliments, détox, calories et autres pièges alimentaires, Les éditions La Presse, 2018.

 

par Maël Lemoine