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Y a-t-il une limite biologique à la longévité de l’espèce humaine ?

Sans doute, les professionnels de santé savourent l’ironie des fantasmes immortalistes, qui sert tout au plus à distraire de ses angoisses le public vieillissant auquel ils ont affaire quotidiennement. Nous avons tous acquis une certitude, empirique et pragmatique, jamais démentie, que les êtres vivants finissent par mourir. Le fondement de cette certitude, c’est l’immense population des êtres vivants qui sont finalement morts, auxquels ceux qui vivent aujourd’hui ressemblent en tout point. Néanmoins, en affirmant que celui qui vit aujourd’hui, mourra demain, nous extrapolons. Cette extrapolation est étayée par des connaissances scientifiques. Cependant, on les croit souvent plus solides qu’elles ne le sont vraiment.

Par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales, professeur à l'université de Bordeaux

MaelLemoine

La « loi » de Gompertz sur le vieillissement des populations

Samuel Gompertz était un assureur britannique du XIXe siècle. Ayant observé la régularité de la distribution de la mortalité selon l’âge dans une population, il eut l’idée de l’exprimer par une fonction mathématique qui permettrait de prédire la probabilité du décès selon l’âge comme l’espérance de vie à n’importe quel âge. Partant des tables statistiques dont il disposait, Gompertz observa d’abord l’irrégularité de la courbe dans la première partie de la vie : forte mortalité dans les premiers mois de vie, chutant rapidement, puis forte mortalité vers la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte. A partir de ce point cependant, et pour une quarantaine d’années, la probabilité de mourir augmente de manière à peu près exponentielle (voir figure 1 ci-dessous).

Figure01 longevite WEB

(ci-dessus) La table originale calculée par Gompertz en 1825. Gompertz, qui était assureur,
cherchait à fixer le bon montant d'une prime d'assurance en fonction de l'âge (ici, de 20 ans à 70 ans).

Gompertz interprétait sa courbe de la manière suivante. A l’âge adulte, un décès est toujours dû à des facteurs externes, aléatoires et donc imprévisibles. Cependant, la courbe est régulière et croissante au niveau de la population parce que la « force vitale » est capable de compenser ces facteurs, mais décline avec l’âge. De ce fait, ce n’est pas l’exposition à un facteur de risque létal qui peut être prédite, mais son effet sur l’organisme, dans une population.
Un jeune collègue de Gompertz du nom de Makeham revient sur ses travaux et proposa une clarification. Il existe en effet deux types de facteurs « externes », ceux qui dépendent de l’âge et ceux qui n’en dépendent pas. Certaines causes de mortalité ont une taille d’effet tellement importante que l’organisme, si robuste soit-il, ne saurait y résister ; d’autres, au contraire, suivent le principe de Gompertz. En distinguant les deux, Makeham propose une équation qui exprime la probabilité de mourir en fonction de deux facteurs, l’un, constant, est indépendant du temps (ou de l’âge), tandis que l’autre, exponentiel, croît en fonction de l’âge.
Deux assureurs avec une conception vague de la biologie, ont ainsi établi les premiers modèles mathématiques descriptifs du comportement et de la distribution de la mortalité dans la population humaine en fonction de l’âge. Cependant, on était encore loin d’avoir établi une loi de la biologie. Pour cela, il fallait encore 1) montrer que cette loi s’appliquait à toutes les espèces, au moins animales, 2) expliquer toute la courbe et pas seulement la partie régulière qui correspond à l’âge adulte.

"Deux assureurs avec une conception vague de la biologie, ont ainsi établi les premiers modèles mathématiques descriptifs du comportement et de la distribution de la mortalité dans la population humaine en fonction de l’âge."


Pearl
, un biologiste du début du XXe siècle, accomplit le deuxième pas en montrant que des populations de drosophiles, elles aussi suivent le modèle de Gompertz – à la différence que l’échelle de temps n’est pas la même, et que la probabilité de mourir est, à tout âge, plus élevée que chez les humains. Mais après avoir essayé de généraliser au-delà de ces observations à d’autres populations encore, Pearl reconnaît assez vite son échec à établir une loi générale de la mortalité. Le modèle de Gompertz échoue à devenir une loi de Gompertz. Parmi les raisons principalement invoquées : la difficulté à récolter les données, en particulier sur des espèces dans leur milieu naturel, mais surtout, l’impossibilité de distinguer les causes externes des causes internes de mortalité. Si en principe, en effet, les causes externes sont entièrement aléatoires dans une population infinie exposée également à toutes ces causes, en réalité, toute observation est locale sur une population exposée ensemble à certains facteurs universels – par exemple, une épidémie, un changement climatique, etc.
Ceux qui voudraient déduire de la fonction de Gompertz l’inéluctabilité de la mort à un certain âge, en sont pour leurs frais. Du reste, certaines espèces animales, comme le rat-taupe, ne suivent pas la loi de Gompertz.

Hasard et nécessité du vieillissement dans l’évolution des espèces

Avec le biologiste allemand Weismann, puis surtout le biologiste anglais Medawar, le vieillissement fait son apparition dans la théorie de l’évolution. Il s’agit d’abord d’expliquer comment un trait manifestement défavorable aux individus peut avoir été conservé au cours de l’évolution. Weismann remarque que l’évolution ne travaille pas en faveur des individus, mais de l’espèce. Si une espèce dont les individus ont une durée de vie plus brève a plus de chances de s’adapter, cette durée de vie brève est sélectionnée. En outre, sa capacité à évoluer – ce que l’on appelle aujourd’hui l’évolvabilité d’une espèce – est plus importante quand les générations se renouvellent plus rapidement. Il y aurait donc, selon Weismann, une sorte de nécessité évolutionnaire du vieillissement et de la mort.

"Si une espèce dont les individus ont une durée de vie plus brève a plus de chances de s’adapter, cette durée de vie brève est sélectionnée. En outre, sa capacité à évoluer – ce que l’on appelle aujourd’hui l’évolvabilité d’une espèce – est plus importante quand les générations se renouvellent plus rapidement."


Medawar déplace le projecteur sur un second problème. Si des individus ne vieillissaient pas, il n’y aurait aucune raison de penser que cela réduise les chances de se reproduire, précisément puisque ces individus ne vieilliraient pas. Pourquoi donc ce trait serait-il sélectionné ? La réponse de Medawar est un coup de génie : le vieillissement n’est pas sélectionné au cours de l’évolution. Il consiste en un ensemble de traits qui apparaissent seulement après que la plupart des individus d’une génération ont déjà disparu sous l’effet des causes externes de mortalité. De la sorte, des variations de trait apparaissant tard ont peu de chances d’être en compétition, d’être sélectionnées, puisqu’ils sont très rares dans la population. En particulier, l’apparition d’un âge post-reproductif – la ménopause chez les femmes, par exemple – n’est pas soumise à une pression de sélection importante parce que les individus qui atteignent cet âge sont rares.
En somme, il n’y a aucune nécessité évolutionnaire que les individus vieillissent et meurent. C’est un accident que l’évolution par sélection naturelle n’a pas tout simplement pas l’occasion de corriger parce que peu d’individus meurent par vieillissement, du moins dans les conditions dans lesquelles se trouvent presque toutes les espèces, y compris l’espèce humaine jusqu’à une période très récente.    

La limite de Hayflick, les télomères, l’apoptose

Il existe une troisième série d’arguments en faveur d’une nécessité naturelle de la mort. Ils sont tous tirés de l’observation du vieillissement des cellules de l’organisme.
Il y a plus d’un demi-siècle, Léonard Hayflick observe que les cellules en culture subissent un nombre fixe de processus de mitose avant d’entrer finalement en sénescence. Il y voit l’explication de la durée de la vie d’une espèce. Un peu plus tard, on découvre les télomères, ces répétitions d’une séquence d’ADN qui protègent les séquences codantes à l’intérieur de chaque chromosome, mais se réduisent avec chaque nouvelle mitose. Le processus de l’apoptose cellulaire est mis en évidence dans les années 1970. Plus tard, on découvre les cellules souches et apparaît l’hypothèse qu’elles seraient en nombre limité dans l’organisme.
À mesure que l’on découvre ces mécanismes, émerge aussi l’idée qu’ils jouent un effet protecteur contre le cancer : les cellules cancéreuses, en effet, semblent échapper à ces mécanismes, et le développement des cancers semble se faire à la faveur de l’échappement à ces mécanismes. Implicitement, s’impose l’idée que l’immortalité cellulaire conduit nécessairement au cancer, et que les mécanismes de vieillissement pourraient résulter a contrario d’une stratégie réussie de contournement du cancer, découverte par hasard au cours de l’évolution.

"Implicitement, s’impose l’idée que l’immortalité cellulaire conduit nécessairement au cancer, et que les mécanismes de vieillissement pourraient résulter a contrario d’une stratégie réussie de contournement du cancer, découverte par hasard au cours de l’évolution."


Il serait donc nécessaire de vieillir pour ne pas mourir d’un cancer : le vieillissement serait une stratégie de prolongation d’une vie qui, sans cela, s’arrêterait plus tôt dans un processus néoplasique.
Ici encore, cette idée d’une nécessité de la mort a été battue en brèche. Certaines cellules ne vieillissent pas ou vieillissent peu. Le mécanisme de la télomérase montre que le raccourcissement des télomères n’est pas un compte à rebours fatal. Certains individus deviennent centenaires, voire plus, sans jamais développer de cancer.

La limite de la durée de la vie recule-t-elle avec le progrès médical ?

Au fond, l’âge limite de l’espèce humaine est une observation de fait. Comme toutes les observations de fait, elles n’imposent aucune nécessité. Ce n’est pas parce qu’on n’a jamais observé d’individu humain vivant au-delà de 130 ans que la durée de vie humaine est limitée à 130 ans.
C’est toutefois une illusion tenace. Elle naît de la contemplation de la multiplicité des individus. Quoi qu’ils fassent, où et comment qu’ils vivent, aucun n’a jamais atteint cet âge. C’est donc bien qu’il doit y avoir une loi de la longévité humaine, inscrite quelque part.
En faveur de cet argument, les biodémographes ont en plus développé l’idée d’une « rectangularisation » de la courbe démographique de probabilité de la mort. L’argument est qu’à chaque fois qu’on améliore, par des techniques médicales, la prise en charge des différentes pathologies mortelles comme les maladies cardiovasculaires et métaboliques et le cancer, on augmente effectivement l’espérance de vie de l’espèce. Mais on n’augmente pas la longévité maximale de l’espèce. Si davantage d’individus deviennent centenaires à la faveur de ces intervention, les chances ne sont pas plus élevées que ces individus battent des records de longévité. En somme, la durée de vie moyenne augmente, et la durée de vie moyenne sans le fardeau de la maladie : c’est ce que l’on appelle « rectangularisation ».
Cependant, cet argument ignore un enseignement fondamental de la contribution de Medawar. Pour que l’on voit apparaître des causes spécifiques de mortalité dans le grand âge, il faut qu’il y ait suffisamment d’individus pour atteindre ce grand âge. En d’autres termes, à mesure que l’on met des maladies en échec, d’autres apparaissent qui étaient si rares auparavant, et progressent si lentement, qu’elles n’ont peut-être jamais été observées comme telles, ou remarquées comme des causes de mortalité. Cela peut être le cas de bien des phénomènes que l’on appelle vieillissement. Le vieillissement de l’endothélium vasculaire commence dès le plus jeune âge, et avance à des vitesses variées. S’il pouvait être stoppé, voire réversé, il pourrait apparaître de nouvelles maladies cardiovasculaires dont nous n’avons pas idée aujourd’hui.

Conclusion : tout cela nous conduit-il à l’immortalisme ?

Il existe une tendance dogmatique à conclure que les espèces animales, et la nôtre tout particulièrement, ne meurent pas simplement par accident, mais par nécessité. Nous venons de démonter plusieurs des mécanismes de cette illusion tenace. Cela fait-il de nous des immortalistes ?
A la lettre, l’immortalisme est une mouvance qui partage la croyance que la vie peut en principe être modifiée de manière à se prolonger perpétuellement tant que des facteurs extérieurs trop puissants peuvent être tenus en respect. Il ne reste donc plus qu’à implémenter le bon programme d’action pour que cette possibilité devienne réalité.

"Que le prolongement perpétuel de la vie soit possible en principe, n’implique pas qu’il existe un programme de recherche implémentable qui permette de l’atteindre dans le fait."

L’immortalisme dérive pourtant lui aussi dans une forme de dogmatisme, aussitôt que la découverte que la mort n’est pas nécessaire se transforme en conviction que l’immortalité est possible. La vérité se trouve sur une ligne de crête difficile à tenir. Que le prolongement perpétuel de la vie soit possible en principe, n’implique pas qu’il existe un programme de recherche implémentable qui permette de l’atteindre dans le fait. Fort de notre connaissance du vieillissement, nous pourrions donner naissance à une espèce vivante qui ne vieillit pas, sans jamais trouver le moyen de modifier notre propre espèce de manière à ce qu’elle ne vieillisse plus.
Ce qui doit prévaloir, c’est donc un scepticisme inconfortable. La mort n’est peut-être pas une fatalité, mais il n’en découle pas que l’immortalité soit à notre portée.

par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales