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Objectif Mars : les défis et enseignements médicaux d'une mission spatiale

« Le grand enseignement que je tire des voyages spatiaux , c’est l’extraordinaire plasticité du corps humain » Pr Pierre Boutouyrie

Propos recueillis par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales.

MaelLemoine

Cap Pr Boutouyrie

Le Pr Boutouyrie (cardiologue, pharmacologue, chercheur à l’INSERM), travaille sur la physiologie et la pharmacologie artérielle. Il s'est notamment consacré à la préparation des missions spatiales prolongées, en particulier les missions vers Mars.
Le ton est tout de suite cordial : on devine l’homme passionné par son métier et avide de partager ce qu’il en a appris. J’oriente immédiatement l’entretien sur ce qui fait de ces missions des conditions extrêmes rarement rencontrées sur Terre. Elles sont liés, me répond-il, à trois facteurs : l’apesanteur, les rayonnements cosmiques et les facteurs psychologiques.

Un vieillissement accéléré

C’est essentiellement sur le premier facteur que Pierre Boutouyrie travaille. L’apesanteur peut être étudiée dans les expériences de vol parabolique, qui créée artificiellement des effets de microgravité pour des durées d’une quarantaine de secondes. Elle peut être étudiée dans des expériences de bedrest, c’est-à-dire, d’alitement forcé ; elle peut enfin être étudiée par des expériences d’immersion prolongée.
En microgravité ou en apesanteur, la répartition des fluides dans le corps est évidemment différente de la situation normale, ce qui conduit à une mise au repos complet des systèmes de baroréflexes qui coordonnent vasodilatation et vasoconstriction dans le corps pour égaliser les pressions de perfusion. C’est le premier phénomène intéressant. Cette mise au repos produit en effet un processus appelé « déconditionnement », très proche de ce que l’on observer dans la position allongée prolongée, ou dans l’immersion prolongée. Quand ce système est désactivé pendant plusieurs semaines, il faut plusieurs jours, voire plusieurs semaines avant que ces réflexes fondamentaux ne reviennent à nouveau. D’où le terme de « déconditionnement ». On parle aussi d’intolérance à l’orthostatisme. Pierre Boutouyrie m’explique que c’est la raison pour laquelle, souvent, à leur retour d’une mission prolongée dans l’espace, les astronautes restent assis et sont tout pâles. C’est toutefois une fonction qui est entièrement restaurée à court terme.

Je lui demande alors ce qu’il en est de l’effet de l’apesanteur sur la masse musculaire. On observe le même genre de problème, me dit-il. Dans les conditions normales de pesanteur, certains gros muscles du corps, des jambes ou des bras en particulier, doivent résister en permanence au poids des membres durant la station debout ou assise. Chaque bras pèse 10 à 15 kilos, qu’il faut porter en permanence, même si on ne s’en rend pas compte.

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Représentation de l'expérience du principe de l'immersion sèche permettant d'étudier les pathologies de l'apesanteur.
© JACOPIN / BSIP

En conditions de microgravité, lors d’un vol parabolique, se rappelle Pierre Boutouyrie, qui a tenté plusieurs fois l’expérience, on s’aperçoit que l’effort nécessaire pour se déplacer, ou même se tenir là est réduit à rien. En apesanteur, ce phénomène durable est responsable d’une fonte musculaire extrêmement importante, de l’ordre de 20 à 40 %. Mêmes des exercices physiques intense pendant 2 à 3 heures par jour, ne parviennent pas à compenser le faible niveau d’effort que l’on ferait en menant une existence sédentaire pendant la même durée dans des conditions de pesanteur normale.

"La fonte musculaire observée après quelques semaines d’apesanteur est de même ampleur que celle qu’on observe chez un homme entre ses 50 ans et ses 80 ans."


Je dresse la comparaison avec la sarcopénie qui accompagne le vieillissement. La fonte musculaire observée après quelques semaines d’apesanteur est de même ampleur que celle qu’on observe chez un homme entre ses 50 ans et ses 80 ans. C’est d’ailleurs très similaire à ce que l’on observe chez les patients alités prolongés.
La fonte musculaire rapide, poursuit le Pr Boutouyrie, a également des conséquences métaboliques : la digestion des tissus musculaires ne conduit pas à une perte de poids, mais à une augmentation de la masse grasse, de sorte que 2 semaines dans l’espace suffisent à mettre de véritables athlètes surentraînés en état de syndrome métabolique. Parallèlement, la perte des os qui portent la charge du corps, comme la colonne vertébrale, est spectaculaire – en moyenne, deux déviations standards, ce qui correspond, là encore, à un vieillissement d’une trentaine d’années. Dans les expériences d’alitement prolongé, il suffit d’un petit mois pour obtenir ce résultat.
Nous en venons alors au sujet des recherches de l’équipe INSERM dans laquelle Pierre Boutouyrie travaille, l’élasticité et la rigidité artérielle. Sur Terre, dans des conditions de vie occidentales, l’élasticité artérielle est en moyenne réduite de moitié entre l’âge de 20 ans et l’âge de 60 ans, et la rigidité artérielle est multipliée par deux ou trois. Ce résultat s’obtient dans les expériences d’alitement forcé, de microgravité et d’apesanteur. La cause de ces changements n’est pas la pression artérielle, qui ne change quasiment pas au cours de ces expériences, pas plus que la fréquence cardiaque. C’est plutôt un remodelage extrêmement rapide de la matrice extracellulaire : cross-link des fibres de collagènes entre elles, probablement aussi, dysfonctions de fibres musculaires lisses, que son équipe essaie de mettre en évidence, réduction du débit sanguin à cause de l’absence d’effort, effets métaboliques.
Je soulève la question de récupération. Elle est encore mal connue. A un mois, la récupération de l’élasticité artérielle est de 40 %. A long terme, au-delà d’un an, il a été montré que la masse osseuse, par exemple garde un déficit.

Les radiations

Ces phénomènes liées à l’apesanteur constituent un frein majeurs à des voyages prolongés dans l’espace, notamment à une possible mission sur Mars. Pire encore, le rayonnement cosmique d’ambiance, dont les effets ne sont déjà pas négligeables sur Terre, est dix à vingt foix supérieur dans l’espace. On pourrait concevoir, cependant, m’explique Pierre Boutouyrie, un mécanisme qui produirait un champ magnétique protecteur contre ces rayonnements.
Plus important est le risque d’éruptions solaires. Sur Terre, l’atmosphère capte une bonne partie des particules émises, mais dans l’espace, les organismes seraient exposés immédiatement. Enfin, plus intenses, les rayonnements hyperénergétiques émis par des pulsars quelque part dans l’Univers, constitués de particules hypermassives projetées à une vitesse proche de la vitesse de la lumière. Il faudrait un bouclier de plusieurs dizaines de mètres de plomb pour s’en protéger. On a pu ainsi observer les casques des astronautes qui sont descendus sur la Lune et ont été exposés à de telles particules : ils sont troués de part en part, les particules ayant traversé en ligne droite, sans s’arrêter, tous les tissus entre l’entrée et la sortie du casque…

"On a pu observer les casques des astronautes qui sont descendus sur la Lune et ont été exposés à de telles particules [ndlr : émises par les pulsars] : ils sont troués de part en part, les particules ayant traversé en ligne droite, sans s’arrêter, tous les tissus entre l’entrée et la sortie du casque…"


On peut mal prévoir les effets sur l’organisme humain d’un tel bombardement pendant une durée prolongée. Sur des missions de courte durée, on accepte les risques liés à ces effets. Mais sur une mission de longue durée, à partir de six mois, c’est plus difficile : sur des tissus qui ne se régénèrent pas, comme les tissus cérébraux, on peut imaginer des risques de démence et des altérations cognitives.

Le confinement

Le cardiologue et pharmacologue souligne que, si extrêmes que puissent paraître les conditions d’apesanteur et de rayonnement, le principal facteur de risque d’une mission prolongée, c’est le confinement et ses effets psychologiques sur les individus. Thomas Pesquet, m’avait-il dit en confidence lors de notre première rencontre, présente des capacités physiques, mais aussi mentales exceptionnelles. Néanmoins, les effets du voyage dans l’espace sont tout à fait déstabilisateurs.

"Si extrêmes que puissent paraître les conditions d’apesanteur et de rayonnement, le principal facteur de risque d’une mission prolongée, c’est le confinement et ses effets psychologiques sur les individus."


Tout d’abord, il y a l’euphorie qui s’installe progressivement chez les astronautes qui jouissent de l’apesanteur. Pierre Boutouyrie rapporte ses propres expériences de microgravité : de manière cumulée, pas plus de 2 à 3 heures au cours de sa vie, pendant des vols paraboliques. On se propulse avec deux orteils sans que rien ne vous arrête. Quelques minutes au cours de quelques après-midis ont suffi à l’en faire rêver toute la nuit. Un phénomène dont l’avaient averti Claudie Haigneré et Jean-Loup Chrétien, qu’il a également côtoyés, et qu’ils ont expérimenté à nouveau à l’identique dans l’espace.
Le cardiologue de disserter alors sur l’apprentissage incroyablement rapide de la mobilité en apesanteur, comme si l’humain retrouvait, dans un cerveau, un circuit dormant qu’il suffit presque de solliciter une fois pour activer. Les effets de cet apprentissage sont durables. A quelques quinze ans d’intervalle, alors qu’il répète son expérience de micro-gravité, il constate qu’il n’a rien oublié de sa première expérience.

"L’apprentissage de la mobilité en apesanteur est incroyablement rapide , comme si l’humain retrouvait, dans un cerveau, un circuit dormant qu’il suffit presque de solliciter une fois pour activer."


En revanche, le confinement est un effet majeur auquel il serait impossible de préparer vraiment des astronautes partis pour Mars. Les expériences similaires ou les simulations, qu’il s’agisse de sous-mariniers, hibernage en Antarctique, diffèrent d’une mission sur Mars sur un point majeur : une fois parti, il n’y aurait aucun sauvetage possible. La différence, m’assure Pierre Boutouyrie, est énorme. En orbite basse par exemple, il est possible d’aller récupérer quelqu’un sous quelques jours. Durant un exercice de simulation, on dit bien sûr qu’on ne viendra pas chercher les astronautes à l’entraînement et qu’ils doivent vraiment s’entraîner seuls – mais on sait que ce n’est pas vrai. « Tu as vu ce film formidable, me demande Pierre, L’Odyssée de Pi ? Cette histoire d’un tigre à bord d’un bateau, on le comprend à la fin, n’est qu’une métaphore pour raconter ce qui est trop horrible pour être raconté, cette expérience terrifiante de survivants d’un naufrage qui, littéralement, s’entre-dévorent. Voilà le genre de choses qui peuvent arriver dans des expériences de confinement. »

 

"Alors qu’on pensait que le stock de collagène se constitue pour la vie – ce qui est vrai dans les conditions normales –, ces expériences montrent que le collagène détruit massivement se régénère en grande partie après un voyage dans l’espace."
    
Je reste fasciné par cet incroyable projet d’un voyage sur Mars, malgré les conditions extrêmes auxquelles il soumettrait notre organisme et notre esprit. Pierre Boutouyrie m’assure qu’il y a aussi de nouvelles capacités qui apparaissent dans ces expériences extrêmes. Par exemple, des capacités proprioceptives nouvelles. Par exemple encore, alors qu’on pensait que le stock de collagène se constitue pour la vie – ce qui est vrai dans les conditions normales –, ces expériences montrent que le collagène détruit massivement se régénère en grande partie après un voyage dans l’espace.
Malgré tout cela, je ne suis pas pressé de tenter l’expérience… pour l’instant.


Un métabolisme hors normes

.Comment apprivoiser son organisme
Le corps et l’esprit s’allient pour le dépassement de soi

Jacques Mayol : « Je suis la mer. »

La mystique de l’exploit
L’ivresse des profondeurs

L’Homme Dauphin, sur les traces de Jacques Mayol (film documentaire)

Avec une grande affection, le film de Lefteris Charitos retrace de façon chronologique la vie d’un homme hors normes, qui a œuvré pour retrouver le lien entre l’humain et son essence marine. Jacques Mayol a développé des qualités tant physiques que mentales, nécessaires pour embrasser les Abysses ; il a fait reculer ses limites physiologiques.

par Pascal Pistacio

PascalPistacio

« Imaginez, à présent, que vous-êtes un dauphin, libre de vivre au gré de vos besoins.
Il y a un dauphin qui dort en chacun de nous. »  Jacques Mayol


Poisson d’avril

Le 1er avril 1927 naît Jacques Mayol, celui qui deviendra Homo Delphinus, à Shanghai, qui signifie littéralement : « sur la mer ». Plus qu’un présage pour celui qui passera une immense partie de sa vie dans l’élément marin.

Tout gamin, au Japon, il nage avec les enfants des Amas. Les Amas sont des pêcheuses d’huîtres et de crustacés. Vêtues d’un pagne, elles plongent en apnée à la recherche des coquillages, depuis plus de 4 000 ans. Voilà le premier contact qui ouvre la voie des profondeurs au petit Jacques.

Lors d’une traversée de la Mer rouge, alors âgé de 10 ans, il aperçoit pour la première fois des dauphins. Son imaginaire d’enfant est ensorcelé ; Jacques sera marqué à jamais par cette vision enchanteresse.


La mer pour unique horizon

Au commencement

1939, sa famille s’installe à Marseille. Pour pêcher dans les fonds marins, son frère et lui se confectionnent des masques de plongée avec de vieilles chambres à air.
Durant son  adolescence, il passe son temps à plonger dans les calanques de Marseille en compagnie d’Albert Falco, qui deviendra le capitaine de la Calypso du commandant Cousteau.

Le vent de la liberté

Un matin du printemps de 1948, il décide de partir, sac au dos, pour voir du pays. Maroc, Danemark, Suède. C’est dans ce dernier pays qu’il épouse une Danoise. De leur union naîtront deux enfants. La famille part au Canada puis s’installe à Miami.

En 1957, ils divorcent. Jacques Mayol travaille alors au Seaquarium de la ville. Il y rencontre Clown, une femelle dauphin, grâce à laquelle il apprend l’apnée…

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La delphinisation de l’Homme

L’initiation

Le lien de confiance, presque fusionnel, qui le lie à Clown va bouleverser sa vie. Elle lui « apprend » à se laisser couler et, dit-il, l’initie véritablement à la technique de respiration. Du ludique de l’enfance et de l’adolescence, son rapport à l’élément marin devient le terrain de sa quête.


« L’homme s’apparente aux mammifères marins. Comme nous, ils ont le sang chaud. Ils doivent retenir leur respiration pour plonger. » J. M.


Repousser les limites

Toujours plus profond

Dans les années cinquante, les physiologistes sont persuadés qu’en-deçà de 50 mètres la mort est certaine pour les plongeurs.
1966. Jacques Mayol atteint les 60 mètres. Commence son duel fraternel avec l’Italien Enzo Maiorca.
En 1973, en Italie, accompagné par des scientifiques et des médecins, il travaille pour franchir les 100 mètres. Des expériences appliquées sont faites. La première machine à rayon X sous-marine est utilisée.
Comme les sportifs de haut niveau, il fait des stages en altitude à plus 3 000 mètres, notamment au lac Titicaca.
Son pouls descend à 26 pulsations par minute. Son nombre de plaquettes et de globules rouges est étonnement élevé.

Les profondeurs du drame

Le 27 janvier 1975, en Floride, sa compagne adorée, Guerda, est assassinée par un drogué. Elle meurt dans ses bras. Depuis ce jour, une mélancolie sourde habite le plongeur.

Le record mythique

Le 23 novembre 1976, il devient, à 49 ans, le premier plongeur à atteindre les 100 mètres. Jacques Mayol reste toutefois persuadé que l’on peut aller plus profond encore.

La mystique de l’exploit

La zen attitude

« Zen » signifie « Beauté de l’essentiel et esprit en paix ». Mayol l’a pratiqué dans la solitude d’un temple bouddhiste japonais. Il applique alors le zen à l’apnée : « Si tu réfléchis, ton cerveau utilise de l’oxygène. Ne réfléchis plus et tu pourras rester plus longtemps dans l’eau. »
À 56 ans, il descend à 105 mètres.
1986 voit la parution de son livre, très autobiographique : Homo Delphinus.

« L’homme qui deviendra Homo Delphinus aura compris qu’il n’est pas séparé de la nature, ni de la mer. Il saura que du microbe à la baleine, il n’existe pas d’êtres inférieurs ou supérieurs. Tout est lié. »
J. M.


Magnifiquement humain

Tel un personnage de Blaise Cendrars, le bourlingueur Jacques Mayol a vécu une vie pleine de facéties. Chauffeur de stars (Zsa Zsa Gabor), chercheur de trésors sous-marins, pêcheur de homards, il a même réalisé un film érotique sous-marin !


« Lorsque les vieux dauphins sentent qu’ils vont mourir, ils quittent le groupe. Ils vont mourir seuls. »
J. M.

Clap de fin

Le film de Luc Besson, Le Grand Bleu (1988), qui retrace sa vie de façon « romancée », a permis au grand public de découvrir un homme singulier, attachant et envoûtant. Malheureusement, le propos quelque peu infantile de ce succès planétaire, a plongé un peu plus Jacques Mayol dans la dépression. Il a eu le sentiment d’avoir été dépossédé de sa pensée.
L’homme dauphin, Jacques Mayol, s’est donné la mort dans sa maison de l’île d’Elbe le 22 décembre 2001.

Réalisation : Lefteris Charitos
Scénario : Lefteris Charitos et Yuri Averof
Avec : Jacques Mayol, Jean-Marc Barr, Dottie Mayol, Jean-Jacques Mayol, Umberto Pelizzari, Bob Croft

Sortie en salle fin mai 2018, DVD en attente,

À lire : "Jacques mayol, l'homme dauphin", Pierre Mayom et Patrick Mouton, éditions Artaud

 

 

par Maël Lemoine puis Pascal Pistacio