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Une étude d'ampleur sur l'efficacité des antidépresseurs

Depuis une dizaine d'années, les grands groupes pharmaceutiques se sont massivement désinvestis de la recherche préclinique sur de nouvelles molécules dans le champ de la dépression, pourtant considérée comme la pathologie mentale la plus fréquente en population générale. Ces traitements ont fait l'objet de multiples polémiques depuis leur apparition. Une impressionnante méta-analyse a été publiée dans le Lancet en février 2018. Son originalité : elle inclut un grand nombre de données non-publiées, qui vont à l’encontre de l’image de traitements efficaces.

Par Maël Lemoine

MaelLemoine

Une méta-analyse pour en finir avec les polémiques sur l’efficacité des antidépresseurs

Contrairement à une idée répandue, les médecins français ne sont pas de grands prescripteurs d'antidépresseurs, ni les Français de grands consommateurs : nous préférons les anxiolytiques, ce qui en dit long de nos représentations collectives de ces troubles mentaux qu'on appelle encore parfois « névrotiques ». D’autres pays, comme l’Allemagne, préfèrent les antalgiques.

"Ce sont 522 essais cliniques regroupant plus de 100 000 patients avec un diagnostic de dépression d’intensité modérée à sévère, qui sont compilés dans cette étude."

C’est donc bien aux antidépresseurs que cette étude publiée par une équipe internationale menée par Andrea Cipriani (Oxford) s'intéresse. Elle inclue 21 molécules parmi les plus utilisées dans le monde et, par voie de conséquence, les plus étudiées. Au total, ce sont 522 essais cliniques regroupant plus de 100 000 patients avec un diagnostic de dépression d’intensité modérée à sévère, qui sont compilés dans cette étude. Toutes les études de faible qualité ont été exclues de cette méta-analyse.
La qualité de cette impressionnante étude a été immédiatement saluée dans le monde académique et elle a très rapidement trouvé écho dans la grande presse de qualité. Alors que les débats ont porté sur les effets modestes à court terme, et la difficulté de les évaluer à long terme, cette étude pose d’emblée que toutes les molécules testées sont effectivement significativement supérieures au placebo, même en tenant compte des données non-publiées. Mais le diable se cache dans les détails.

Un score de dépression ?

Selon le critère classique en psychiatrie, on parle de réponse quand un traitement est associé à une réduction de moitié (au moins) du score de dépression, et l’efficacité est le taux de réponse, c’est-à-dire le nombre de patients dont le score est réduit au moins dans cette proportion. Par convention, on considère donc comme également efficace dans les deux cas, un traitement qui réduit de moitié le score d’un patient atteint d’une dépression modéré et le score d’une patient atteint d’une dépression sévère, en gros : le patient qui guérit et celui qui s’améliore.
Le score est mesuré par une des échelles standard dans ce champ, le plus souvent, des questionnaires et des auto-questionnaires. Ces échelles sont « validées », c’est-à-dire qu’elles possèdent un certain nombre de qualités statistiques comme la reproductibilité du résultat, sa corrélation avec d’autres mesures reconnues, ou bien encore la corrélation avec des variables considérées comme secondaires. Elles restent largement discutables, et sont effectivement débattues pour de nombreuses raisons : notamment, elles sont culturellement marquées, supposent une interprétation de la question posée, sont très simples, voire simplistes dans la formulation, ne reflètent pas la spécificité individuelle de la dépression et n’en mesurent donc que des épiphénomènes, poussent à l’amalgame entre des « troubles de l’adaptation » et des dépressions authentiques, etc.

Qu’est-ce qu’un antidépresseur « efficace » ?

Pour dire qu’un traitement antidépresseur est efficace, il faut donc mesurer le score avant et après traitement. Par convention, le score est mesuré à 8 semaines après le début du traitement, le fait étant aujourd’hui largement accepté que les antidépresseurs ne commencent à produire leurs effets qu’à partir de trois semaines après le début du traitement. Il est malheureux qu’on ne dispose pas de beaucoup de données à plus long terme.
Cependant, il ne suffit pas de mesurer la réduction du score de dépression en deux mois sous traitement : il faut la comparer à l’évolution du score en deux mois sans traitement. L’étude de Cipriani, comme beaucoup de méta-analyses, s’appuie sur un rapport des cotes (Odds Ratio), c’est-à-dire la mesure de la fréquence comparée des réponses dans le groupe test et dans le groupe répondeur. Pour prendre l’exemple du traitement le plus efficace, l’Amitriptyline, il y a en moyenne 2.13 répondeurs dans le groupe test pour 1 répondeur dans le groupe placebo. Le traitement le moins efficace, la Reboxetine, est associé à un OR moyen de 1,37.

Les problèmes d’acceptabilité

Toutefois, même si cette différence est solidement établie – c’est-à-dire peu probablement due au hasard –, elle est d’ampleur très modérée. La taille d’effet est une mesure de l’ampleur de la différence que la présence de la molécule introduit entre le groupe test et le groupe placebo. Pour la mesurer, il faut tenir compte de l’acceptabilité de la molécule et non seulement de son effet mesuré. L’acceptabilité est mesurée par la proportion de patients perdus de vue, quelle que soit la raison de leur retrait de l’étude.

"Contrairement à une idée répandue, les médecins français ne sont pas de grands prescripteurs d'antidépresseurs, ni les Français de grands consommateurs : nous préférons les anxiolytiques"


Ainsi, un traitement est d’autant plus acceptable que peu de patients l’abandonnent en cours – soit pour ses effets secondaires, soit pour son absence d’effets, soit aussi, paradoxalement, parce qu’ils se sentent beaucoup mieux. Un traitement idéalement « efficace » doit avoir à la fois un taux de réponse et une acceptabilité élevée. Le traitement qui donne le plus de réponses, l’Amitriptyline, se classe 6ème en termes d’acceptabilité, tandis que celui qui paraît le plus acceptable, l’agomelatine, est 12ème en termes d’efficacité.

Les limites de cette étude

Les auteurs eux-mêmes signalent plusieurs limites des études qu’ils ont retenues. Pour commencer, elles sont limitées à l’effet des antidépresseurs chez les adultes. Il ne leur a pas été possible non plus de vérifier la corrélation du taux de réponse avec d’autres variables comme le sexe, l’âge, la durée de la maladie ou sa sévérité. Ils signalent aussi des incohérences, sous la forme de différences notables entre études qui comparent les traitements au placebo, et études qui comparent les traitements entre eux : la différence entre traitements paraît plus faible, et le taux d’abandon de traitement plus important dans les premières que dans les secondes. Il est plausible que les patients enrôlés, notamment dans le groupe placebo, ne réagissent pas de la même manière quand ils sont enrôlés dans un groupe contrôle auquel un traitement de référence est prescrit, notamment, qu’ils abandonnent plus facilement.
Les auteurs signalent aussi un probable biais de nouveauté : une étude est d’autant plus susceptible de donner un taux de réponse élevé, qu’elle porte sur un traitement « innovant » au moment où elle est conduite.
Ils ne signalent pas d’influence de l’industrie pharmaceutique, sous la forme de taux de réponse plus importants dans les études ouvertement financées, mais soulignent que peu d’études indépendantes sont conduites, et beaucoup d’études ne signalent pas leur financeur.

Conclusion

L’étude tort le coup à bien des idées reçues, mais donne une image assez complexe de l’efficacité des antidépresseurs. Ils n’ont pas tous les mêmes effets, même si les différences entre eux ne sont pas spectaculaires. Ils ont un effet bien établi, mais cet effet reste assez limité. Ils ont un taux d’acceptabilité difficile à interpréter. Ces résultats pourraient s’expliquer par certains paramètres cachés qu’il n’a pas été possible d’examiner.
Même si l’influence de l’industrie pharmaceutique est réelle, elle est plus subtile qu’on ne pourrait le croire à première vue. Les distorsions qu’elle introduit sont néanmoins visibles. L’obligation de déclarer la source de financement n’est pas aussi rigoureuse sur toute la période retenue (de 1979 à 2016), et surtout, le nombre d’études consacrées à chaque molécule varie grandement. Ainsi, à elles trois, la Paroxetine, la Fluoxetine et l’Amitriptyline constituent plus de la moitié des 522 études portant sur les 21 molécules. Les deux premières ont été rapidement considérés comme des traitements de référence contre lesquels les autres sont évalués.

 

 

par Maël Lemoine