Le stress pousse-t-il les médecins au suicide ?

[souffrance au travail] Chez les médecins, le suicide est presque moitié plus fréquent chez les hommes, et deux fois plus fréquent chez les femmes que dans le reste de la population, d’après un article paru ce mois-ci dans le Canadian Medical Association Journal (CMAJ). Le « stress » – terme un peu « fourre-tout » – est-il à incriminer ?

par Maël Lemoine.

MaelLemoine

Une étude menée par deux psychiatres marseillais et publiée en début d'année établissait que presque la moitié des médecins français sont en burnout. Dans une interview à La Croix en 2016, Agnès Buzyn elle-même raconte sa « mise au placard » pendant quelques années et se confiait dans ces termes : « sans mes enfants, peut-être que j'aurais songé au suicide ». Le monde médical est dur. Les suicides y sont plus fréquents que dans le reste de la population, un phénomène qui ne touche pas les seuls internes. On invoque naturellement l’explication par le stress. Ce terme a l’avantage d’être un fourre-tout qui intègre le harcèlement, les échecs, la surcharge de travail, les blessures d’amour-propre, l’exposition à la mort et à la maladie, le sentiment d’insuffisance. Il a l’inconvénient de rester en bonne partie subjectif : si l’on peut en effet déclarer « stressé » par un examen externe quelqu’un qui ne se considère pas stressé, il est difficile de refuser ce statut à quelqu’un qui se sent ou même se dit « stressé ». Pourtant, du stress au suicide, il y a un fossé que l’immense majorité ne franchit pas. D’où l’intérêt de disposer de facteurs de risque plus précis pour prévenir le suicide dans la profession médicale.

L’article du CMAJ

L’analyse des docteurs Tulk et Albuquerque pose cinq faits à propos du suicide des médecins. Tout d’abord, il s’agirait d’un risque professionnel consubstantielle au métier, et non d’une crise conjoncturelle : il y a au moins des dizaines d’années que c’est le cas. Ensuite, le moyen le plus fréquemment utilisé est l’arme à feu, même si l’empoisonnement est plus fréquent que dans le reste de la population – benzodiazépines, barbituriques et antipsychotiques se retrouvent plus souvent dans le sang des médecins qui se sont suicidés que chez les autres. En outre, le risque d’idéation suicidaire s’accroît dès les années d’étude – en comparaison du reste de la population. Il serait de 24 % chez les étudiants de médecine. De plus, le risque d’idéation suicidaire est beaucoup plus élevé dans le contexte d’une plainte légale récente (9 %) ou passée (13%), que sans ce contexte (2,5%), selon une étude menée dans la population médicale britannique. Enfin, les médecins recourrent beaucoup moins facilement que le reste de la population aux soins en matière de troubles mentaux.

Les médecins recourrent beaucoup moins facilement que le reste de la population aux soins en matière de troubles mentaux.


En marge de ces faits, les deux auteurs proposent quelques éléments d’explication intéressants : « Les médecins se voient du côté médecin de la santé mentale, pas du côté patient, ce qui les conduit à apprendre à être forts et stoïques », déclare Tulk. Cette représentation d’eux-mêmes, mais aussi de la santé mentale et des soins dans ce domaine, serait donc le principal levier sur lequel agir… avec la protection contre le risque légal.

Des faits à manipuler avec précaution

En ces matières délicates, il est important d’interpréter les chiffres avec précaution et de les contextualiser. Rappelons comment au début des années 2000 aux États-Unis, une vague de préoccupation, fort louable, pour le suicide des adolescents, a magnifié le phénomène. Certains pensent que cette attention accrue l’a amplifié et a conduit à une massification de la prescription d’antidépresseurs chez les adolescents. Des chercheurs respectés ont avancé l’hypothèse que l’augmentation de la consommation d’antidépresseurs dans cette population est à l’origine d’un accroissement du taux de suicide et d’actes violents par arme à feu.
Il faut d’abord rappeler que le taux de suicide chez les médecins n’est jamais évoqué qu’en termes de risque relatif. Le risque absolu de suicide demeure en effet extrêmement faible chez les médecins comme dans le reste de la population. Si le chiffre d’un médecin sur deux en état de burnout est exact, cela réduit d’autant la taille de l’effet du burnout sur le suicide. Si ce taux de burnout est plus élevé chez les médecins que dans le reste de la population, le lien causal entre burnout et suicide chez les médecins n’est peut-être pas aussi élevé que dans le reste de la population. Enfin, il existe d’autres professions ou populations dans lesquelles le risque de suicide est plus élevé que dans le reste de la population – la profession médicale est l’une d’entre elles.
De même, l’idéation suicidaire est notoirement difficile à évaluer, pour de multiples raisons. Le lien entre idéation suicidaire et suicide n’est pas chiffré dans la note – il est difficile de comptabiliser le nombre de suicides qui n’ont pas été précédés d’idéation suicidaire, même si de telles études existent. La fréquence de l’idéation suicidaire n’est pas comparée à celle trouvée dans la population générale. Enfin, si un quart des étudiants de médecine rapporte avoir pensé au suicide dans l’année, seuls 7,4% rapportent y avoir pensé la semaine précédente.

Le stress responsable ?

Sans rappeler l’histoire mouvementé de la notion de « stress », chacun sait combien le mot est vague. En outre, de multiples formes de stress, bien réelles chez les médecins, existent aussi en des degrés variés dans les autres professions. On évoque le risque légal ? Bien des professions y sont exposées, outre les médecins. Le perfectionnisme ? Reste à prouver que les enseignants, les maçons ou les militaires sont moins perfectionnistes que les médecins. Les problèmes de considération : que dire des suicides chez les agriculteurs ? Les horaires à rallonge ? là encore, il faudrait mener une étude comparative médecins – forces de l’ordre.

On peut avancer cependant une forme de « stress » propre aux professionnels de santé, et tout particulièrement aux médecins : l’exposition constante à la dégradation, au désespoir et à la mort [...] Ce geste effrayant du suicide est bien plus anodin pour quelqu’un qui côtoit la blessure et le trépas quotidiennement,

On peut avancer cependant une forme de « stress » propre aux professionnels de santé, et tout particulièrement aux médecins : l’exposition constante à la dégradation, au désespoir et à la mort. C’est essentiellement à ces tristes faits de la condition humaine que les médecins sont constamment exposés, bien plus que tout autre profession. Au cours de leurs études, ils apprennent sans guide réel à se « construire une carapace » faite de dérision, de prise sur soi, de relativisation. Mais l’image qu’ils ont du corps humain et de la vie humaine ne peuvent pas ne pas s’en trouver altérées. On peut supposer que c’est bien davantage le passage à l’acte plus que l’idéation suicidaire qui s’en trouve facilité. Ce geste effrayant du suicide est bien plus anodin pour quelqu’un qui côtoit la blessure et le trépas quotidiennement, et pour qui la transgression des interdits touchant au corps humain est, parfois, une accablante obligation.
Il y a sans doute bien quelque chose de spécifique au suicide chez les médecins. Mais ce ne sont peut-être pas les nombres.

par Maël Lemoine