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La recherche en médecine générale, ça sert à quelque chose ?

A la faveur de la pandémie de covid-19, la question d’une absence de communication entre la recherche et la pratique médicale a rejailli dans le débat public. Les médecins généralistes sont-ils le poids mort de la recherche ? Ou bien les chercheurs méprisent-il une des conditions indispensables à une recherche de qualité ?
[8 min de lecture]

Par Maël Lemoine, philosophe des sciences médicales, faculté de médecine de Bordeaux.

Maël Lemoine

Visionnez les points abordés dans cet article :

La médecine est un art et se pratique. C’est aussi une science et une recherche. Avec la majorité des spécialistes qui exercent en libéral et une bonne partie des praticiens hospitaliers, les médecins généralistes exercent l’art de la médecine, mais ne sont ni des scientifiques, ni des chercheurs. Pourtant, il existe une recherche en médecine générale dont les objets ne sont pas faciles à appréhender, et des chercheurs médecins généralistes de formation.

La formation médicale, raison profonde d’un divorce ?

La médecine est l’une des quatre facultés traditionnelles qui composent les universités de l’Ancien Régime – elle est restée l’un des piliers importants des universités de nos jours, en nombre d’étudiants, de professeurs des universités, comme en budget formation et recherche. Pourtant, il y a une contradiction fondamentale entre sa raison d’être principale – former les médecins – et ce qui est devenu une mission importante de l’université en général dans le monde contemporain : la recherche. En d’autres termes, alors que les autres étudiants acquièrent essentiellement du savoir, les étudiants de médecine apprennent principalement un métier. Si celui-ci est évidemment fondé sur du savoir, la finalité est pratique. Les facultés de médecine sont davantage des écoles professionnelles que des dispensaires du savoir.

Parmi ces étudiants très nombreux, beaucoup sont curieux de recherche, mais peu sont prêts à franchir le pas ou à faire le sacrifice de leur pratique ou de leur future pratique. Cette attitude ambiguë n’est pas le fait d’individus velléitaires, mais l’effet nécessaire d’une structure bancale. La recherche est à la fois sacralisée – seuls les meilleurs y accèdent – et vilipendée – elle parasite souvent l’enseignement professionnel par une distorsion des priorités dans la transmission des connaissances.

Les facultés de médecine sont davantage des écoles professionnelles que des dispensaires du savoir [...] beaucoup (ndlr : d'étudiants) sont curieux de recherche, mais peu sont prêts à franchir le pas ou à faire le sacrifice de leur pratique ou de leur future pratique.

La médecine générale universitaire

Les facultés de médecine se sont dotées, il y a une quinzaine d’années, de professeurs de médecine générale, dirigeant des départements de médecine générale. La motivation incontestable est d’équilibrer une formation professionnelle à la médecine générale assez inadaptée, car dispensée alors essentiellement par « les spécialistes » des CHU. Mais le statut universitaire régulier est celui d’enseignant-chercheur, pas d’enseignant. Il a donc fallu décréter l’existence d’une recherche en médecine générale, qui donne lieu à des thèses, puis à des candidatures qualifiées aux fonctions d’enseignants-chercheurs en médecine générale.

La situation était alors paradoxale. On ne décrète pas l’existence d’une spécialité de recherche autour d’un objet d’investigation qui n’existe pas, pas plus qu’on ne décrète l’existence d’un corps de praticiens spécialistes autour de compétences qui n’existent pas. On fait naître une spécialité par clivage d’une spécialité plus englobante qui lui préexiste. Or s’il doit exister une recherche en médecine générale, il est certain qu’elle ne manque pas d’objets. Il est moins certain que les chercheurs déjà spécialistes de ces objets ont envie de se déposséder de leurs compétences ou de se retrouver sous la bannière de la médecine générale, qu’ils ne pratiquent justement pas. La médecine générale comprend un vaste ensemble de questions, de santé publique, d’éthique du soin, de sociologie de la santé, de recherche clinique.

Dans cette situation, la médecine générale universitaire n’a pas eu d’autre choix que de se reporter sur des objets apparemment moins investis en France par les autres chercheurs – comme la « recherche qualitative » – et dont l’intérêt est moins évident que beaucoup d’autres questions pourtant pressantes, comme la question inextricable de la formation continue des praticiens en libéral, ou celle du décalage entre pratique hospitalière et pratique de ville. Ce n’est pas faute de compétences, mais faute d’espace à investir.

Chaîne de traction ou chaîne de vélo ?

Il existe deux façons de voir les liens entre recherche et médecine générale. La première consiste à voir dans la recherche le moteur des innovations qui se répercuteront plus tard sur la pratique du médecin généraliste. C’est le modèle de la chaîne de traction. La deuxième consiste à voir dans le champ d’exercice du médecin généraliste l’ultime étalon de la pertinence des propositions du chercheur, et dont les verdicts doivent faire retour vers ses hypothèses. C’est le modèle de la chaîne de vélo.

Or cette chaîne transmet essentiellement de l’information. Deux problèmes peuvent alors se poser : lorsque l’information ne passe pas du chercheur au praticien et quand elle ne passe pas du praticien au chercheur.

Au début de la dégradation de la situation sanitaire en mars, les praticiens se sont trouvés désemparés et se sont tournés vers les autorités et les sociétés savantes, qui se sont tournées vers les chercheurs. Ces derniers, déjà actifs, étaient pourtant loin de pouvoir proposer des solutions de prise en charge ou même des cadres diagnostiques, pronostiques ou préventifs clairs. Si les médecins généralistes n’ont pas eu de consignes, ce n’est pas que les chercheurs ne leur parlaient pas – c’est qu’ils n’en avaient pas à donner. De plus, la transmission n’est pas directe, mais médiée – par l’industrie pharmaceutique, par les sociétés savantes, par les ARS, par la Sécurité sociale, etc. Cela prend du temps. Pas étonnant que chercheurs et médecins généralistes aient, finalement, peu de choses à se dire. Et il faut admettre que le niveau de technicité de la recherche n’est pas à la portée de médecins généralistes débordés. On ne s’improvise pas chercheur.

De l’autre côté, il est surprenant de voir la naïveté de beaucoup de chercheurs quand il s’agit de la pratique médicale. Beaucoup de chercheurs biologistes dans des domaines comme le cancer ou les neurosciences ignorent totalement l’oncologie clinique ou la manière dont une consultation de psychiatrie peut se dérouler. Ils imaginent facilement que les traitements qu’ils étudient sont efficaces dans la vraie vie comme ils le sont dans leurs modèles théoriques. Ils pensent pouvoir donner des leçons. On ne s’improvise pas médecin !

Il est surprenant de voir la naïveté de beaucoup de chercheurs quand il s’agit de la pratique médicale. Beaucoup de chercheurs biologistes dans des domaines comme le cancer [...] ignorent totalement l’oncologie clinique [...] Ils imaginent facilement que les traitements qu’ils étudient sont efficaces dans la vraie vie comme ils le sont dans leurs modèles théoriques.


La recherche clinique

La recherche clinique constitue une sorte d’anomalie dans ces modèles très simplifiés de la façon dont la recherche et la médecine générale se parlent. La recherche clinique est portée essentiellement par les hôpitaux universitaires, pour de bonnes raisons, mais avec quelques mauvaises conséquences. Tout le monde connaît les biais que la recherche clinique s’impose en voulant en éviter d’autres : pour éviter des facteurs de confusion biologiques potentiels, on « purifie » des cohortes de patients contrôlées qui perdent en « validité externe », c’est-à-dire, en représentativité de la population en médecine générale. Voilà une question majeure dont il est légitime que les départements de médecine générale s’emparent : comment améliorer cette représentativité ? Pourraient-ils être porteurs de davantage d’essais cliniques ou d’études observationnelles, qu’il est plus pertinent de conduire en situation écologique, que dans le milieu contrôlé de l’hôpital ?

Il n’existe pas de solution miracle, mais beaucoup de problèmes fantasmés. Notamment, il faut éviter de prendre pour un fossé entre médecins généralistes et chercheurs, ce qui n’est en réalité, et pour de très bonnes raisons, qu’une très longue chaîne. Mais il faut souhaiter que ce soit bien une chaîne de vélo.

 

 

par Maël Lemoine