Cannabis : comment en contrôler l’usage ?

Si au lieu de réprimer et d’interdire, on essayait la prévention et l’éducation ? Une démarche délicate à mettre en place, mais qui, devant l’échec de la prohibition, est à envisager inéluctablement.


Réfléchir sans parti pris et sans tabou au problème de consommation de cannabis, qui jusqu’ici n’a pas trouvé de solution, est le pari que font aujourd’hui des chercheurs, des médecins, des magistrats, des policiers, quelques politiques et de simples citoyens. Si la proposition de loi « Autoriser l’usage contrôlé du cannabis » déposée par la députée Esther Benbassa en 2014 a été rejetée par les parlementaires, c’est bien au Sénat que cette question a été discutée lors de la Journée de débats organisée(1) le 10 octobre 2016.


Pour Didier Jayle (chaire d’addictologie du Conservatoire national des arts et métiers), il ne s’agit pas de savoir si le cannabis sera légalisé, mais quand et surtout comment. À l’appui de cette certitude, le sondage Ipsos demandé par le Cnam, SOS Addiction et Science Po : 52 % des sondés souhaitent que les candidats à la prochaine présidence de la République se prononcent sur la question de la légalisation du cannabis. Le même pourcentage est favorable à ce que l’État intervienne dans sa vente et 84 % considèrent que la législation actuelle est inefficace. L’évolution des mentalités en France (où 4,6 millions de personnes auraient consommé du cannabis au moins une fois(2)) est favorisée par de nombreux exemples de pays étrangers, dont les expériences ne peuvent qu’enrichir les futurs débats nationaux.


L’échec de la répression


« Il n’y a pas de société sans drogue », assène Olivier Guéniat, commissaire divisionnaire à Berne (Suisse), convaincu que la plus mauvaise des attitudes est celle de s’en tenir à la législation prohibitive actuelle, au nom de deux arguments majeurs : protéger la santé des citoyens et lutter contre les réseaux mafieux. Face à ces deux objectifs, « la politique de prohibition a horriblement échoué. Elle n’a protégé ni les individus, surtout pas les plus jeunes, ni la société », reconnaît l’ancien ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant, qui confirme : « la consommation de drogue n’est pas une bonne chose pour la société, mais on ne peut pas rester dans ce statu quo d’immobilisme et hypocrisie ».


Même constat de la part de Jean-Pierre Havrin, contrôleur général honoraire de la police nationale, qui dénonce la « politique du chiffre » : « Arrêter trois “chiteux” et deux prostituées par jour, cela fait cinq affaires résolues ! Mais si on fait de bonnes statistiques, on ne fait pas de bonne police ». Il déplore que les interpellations des petits dealers embouteillent la justice et gangrènent l’emploi du temps des policiers. Non seulement la dépénalisation aurait l’avantage de réorienter les tâches de la police et de la justice vers d’autres priorités et d’alléger la population carcérale, mais elle pourrait aussi « réconcilier les jeunes avec les forces de l’ordre », imagine Renaud Colson, magistrat à l’université de Nantes.


En revanche, la dépénalisation ne réglerait en rien les problèmes liés à l’approvisionnement et aux trafics qui enrichissent considérablement les groupes maffieux internationaux, lesquels se focaliseraient alors sur des drogues encore plus criminogènes. C’est le point de vue de David Weinberger, chercheur à Harvard, qui a analysé plusieurs expériences de libéralisation du cannabis(3) : « Je pense qu’il y a eu anticipation des groupes criminels dès la libéralisation du cannabis médical. L’héroïne est de retour, la production de cocaïne a doublé en Colombie, la méthamphétamine fait des ravages aux États-Unis. On voit aussi une augmentation des cambriolages à Denver, où le sentiment d’insécurité est en hausse ».


Les risques sanitaires


La prohibition est-elle une politique en faveur de la santé ? A priori oui, puisqu’il s’agit de limiter la consommation, en particulier celle des jeunes. Si tout le monde ne s’accorde pas sur la dangerosité du cannabis sur la santé, il semble qu’il y ait un consensus sur le fait que l’âge des premiers joints et la teneur en Delta-9-tetrahydrocannabinol (TCH) soient des éléments favorisant la déscolarisation, la désocialisation, voire des AVC et des maladies cardiovasculaires. Légaliser serait-ce pousser à la consommation ? François Beck, directeur de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), affirme qu’il n’y a pas de liens évidents, car les jeunes consomment surtout alcool et tabac, drogues légales. Ce qui a changé depuis vingt ans, c’est l’élévation de la teneur en THC du cannabis (elle a triplé entre 2000 et 2014) et l’apparition des cannabinoïdes de synthèse, deux causes identifiées de décès (30 en 2013). David Weinberg rapporte que depuis la légalisation du cannabis dans l’État du Colorado « il y a deux fois plus de soins dans les hôpitaux pour des consommations de dérivés du cannabis, très concentré en THC. On voit aussi une chute importante du traitement de la dépendance à long terme, qui était auparavant une injonction de la justice. »


Le Pr Bertrand Dautzenberg, pneumologue à la Pitié-Salpêtrière, confirme que le cannabis affecte le système nerveux, notamment au niveau de la mémoire et de la concentration, effets directement liés aux modes de consommation : le joint (mélange de cannabis et de tabac) est le plus dommageable, à cause de la dépendance tabagique et des effets sur le système respiratoire, tandis que les feuilles de cannabis (qui peuvent être fumées sans tabac ou via un vaporisateur) sont moins toxiques, encore que les effets réels soient difficiles à déterminer, étant donné le peu de fumeurs « d’herbe pure ». « Moins on consomme de cannabis, mieux c’est », assure le Pr Dautzenberg, qui estime cependant qu’en autoriser la vente est la seule solution pour limiter les risques d’une mauvaise consommation : « En tant que médecins, nous souhaitons une législation qui protège, comme nous avons su le faire pour l’épidémie de VIH/Sida. En permettant aux toxicomanes de se faire des injections de façon sécuritaire, il y a en France aujourd’hui sept fois moins d’overdoses qu’en Allemagne et cinq fois moins qu’en Angleterre ».


Le point de vue économique


Pour le Dr William Lowenstein, addictologue, président de SOS Addiction, « le rôle des médecins est fondamental mais ce n’est pas la question sanitaire qui va faire bouger notre pays et les politiques, c’est la question sécuritaire et économique. ». Tout simplement parce que « la prohibition coûte plus cher à l’État qu’une éventuelle dépénalisation ». L’économiste Christian Ben Lakhdar (université de Lille 2) esquisse trois scénarios possibles :


- la législation actuelle perdure : aux dépenses publiques pour lutter contre l’usage du cannabis, s’ajoutent les coûts externes (pertes de production, mortalité par accidentologie routière, emprisonnement…)


- la dépénalisation(4) présenterait un intérêt certain d’un point de vue économique global, mais « ce serait une aubaine pour les criminels, les bénéfices des producteurs augmentant considérablement »


- la légalisation totale semble répondre à davantage de problèmes, à condition qu’elle soit assortie d’un marché réglementé : le prix ne pourrait pas être inférieur à celui du marché noir, au risque d’induire une hausse du nombre de consommateurs, alors qu’un prix supérieur serait dissuasif tout en générant des recettes fiscales prises directement sur le prix de vente. « Ce genre de scénario intéresse beaucoup le ministère du budget… », confie Christian Ben Lakhdar.


Quel mode de régulation ?


Christian Ben Lakhdar imagine un mode de régulation d’un marché légal du cannabis en s’appuyant sur deux dispositifs existant en France : la convention cadre de lutte anti-tabac (CCLAT), et l’Arjel, autorité de régulation des jeux en ligne, laquelle démontre qu’une conduite addictive peut être légalisée(5), tout comme sont créées aujourd’hui des salles d’injection de drogues prohibées. Ils proposent « une autorité indépendante qui aurait vocation à contrôler le prix et la qualité des produits, voire à labelliser certains produits, à réguler les prévalences cannabiques, et assécher les marchés maffieux. Les rentrées fiscales iraient, pourquoi pas, à l’Assurance maladie, à la politique de la ville et à l’éducation… ». Le réseau de distribution serait potentiellement en lien avec les buralistes, les officines ou encore des magasins dédiés. « L’autoculture individuelle s’insérerait parfaitement dans ce cadre et des clubs de consommateurs pourraient être autorisés. »


Entre marché libre et monopole public, toutes sortes de variables sont expérimentées dans de nombreux pays (cf. encadré p. 12 « Spécificités étrangères »), y compris des approches locales, comme à Boston ou en Suisse, où ce sont les municipalités qui se sont emparées de la gestion du marché du cannabis. Le Dr William Lowenstein croit beaucoup à cette échelle de proximité pour mobiliser des rapprochements entre toutes les parties prenantes (professionnels de la santé, police, justice, citoyens) et faire de la prévention directe auprès des consommateurs. 


Et au-delà ?


Mieux informés sur les risques pour la santé et sur la qualité du produit acheté légalement, les consommateurs, qui ne seraient plus des délinquants, se sentiraient responsabilisés. Le Dr Dautzenberg donne l’exemple du tabac : « depuis la loi Evin de 1991, il y a moins 50 % de consommation de tabac, moins 25 % de consommation d’alcool et plus de 60 % de consommation de cannabis. Ne pas avoir de cadre légal empêche la prévention et le contrôle. » Pourtant, la loi ne peut pas tout. « Que vont devenir les petits trafiquants qui font vivre leurs familles ? » s’interroge l’ancien ministre Daniel Vaillant, bien conscient que tolérer l’activité de dealer n’est pas une solution recevable. Dès lors, même si la société française semble favorable à une libéralisation du cannabis, même si le pouvoir politique entreprend une modification de la loi, avec mise en place d’une structure de contrôle du marché, même si des programmes de réduction des dommages sanitaires sont engagés, le chantier prioritaire à entreprendre - qui dépasse largement celui de la libéralisation du cannabis - est celui de la lutte contre la pauvreté, terrain propice au trafic et à la consommation de drogues. 


Notes


1. « Légalisation du cannabis : l’Europe est-elle condamnée à l’impasse ? » ; colloque organisé par Esther Benbassa, sénatrice EELV du Val-de-Marne, Didier Jayle, professeur d’addictologie au Cnam et Henri Bergeron, coordinateur scientifique de la chaire Santé de Science Po. Débat organisé en partenariat avec la Fédération Addiction.


2. Chiffres de 2014 de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies.


3. Canalex, travail collectif sur l’État du Colorado, l’Uruguay et l’état de Washington.


4. Ou décriminalisation permettant aux consommateurs de ne plus être passibles d’un an d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende pour usage illicite de stupéfiant.


5. Loi n° 2010-476 du 12 mai 2010.


Le projet pilote du Canada


Dans un contexte favorable à l’évolution des mentalités (cannabis à usage médical autorisé depuis juillet 2001* ; États américains montrant l’exemple ; arrivée d’un nouveau Premier ministre en novembre 2015 ; sondage populaire**), le projet de loi sur la libéralisation du cannabis est attendu pour le printemps 2017. Il sera le fruit des idées de tous les gouvernements provinciaux et municipaux, mais aussi des simples citoyens qui ont pu s’exprimer sur un portail en ligne. D’ici là, de très nombreuses questions devront trouver des réponses adéquates. Serge Brochu, professeur de criminologie à Montréal, en livre un échantillon :

- Qu’est-ce qui sera permis ? Seulement la consommation ? La production commerciale ? La culture individuelle ? En jardins coopératifs ?

- Faut-il permettre la transformation en produits dérivés (chocolat, biscuits…) ? Avec quelle teneur en THC (celle-ci étant très facile à dépasser dans les produits transformés) ?

- Quelle sera l’âge minimum requis pour l’achat ? En quelle quantité ? Et comment vérifier que l’acheteur respecte la loi ?

- Quelle traçabilité des produits exiger ? Sous quel conditionnement ? Paquet neutre ? Avec un label de qualité ?

- Quelles limites fixer pour la conduite automobile et quels contrôles effectués alors que les tests de salive ne sont pas suffisamment fiables ?

- À quelle distance des écoles et autres lieux « sensibles », les commerces autorisés à vendre du cannabis pourront-ils s’installer ?

- Comment fixer les prix et les taxes***? En fonction du taux de THC ? Ajustés au prix du marché noir ?


* On peut le cultiver par soi-même ou l’acheter à l’un des 25 grands producteurs autorisés.


** 68 % des Canadiens approuvent la légalisation du cannabis, selon un sondage d’avril 2016.


*** Le cannabis thérapeutique n’est pas taxé jusqu’ici.


Spécialités étrangères


États-Unis : le cannabis reste illégal au niveau fédéral. Son usage thérapeutique et récréatif est autorisé ou en passe de l’être dans plus de 30 États. Le Colorado, entouré d’états prohibitifs, a vu se développer le narco-tourisme (on peut acheter des forfaits ski/cannabis à Aspen…), avec une augmentation des petits trafics inter-États.

Uruguay : production, consommation et vente (prix fixé par un Institut de régulation et de contrôle au niveau du marché noir) sont légalisées depuis 2013. Les consommateurs inscrits sur un registre d’utilisateurs peuvent acheter 10 grammes de marijuana, et cultiver jusqu’à six plants de cannabis.
• Suisse : environ 400 magasins ont le droit de vendre du cannabis, dont l’usage est seulement dépénalisé (les citoyens ont refusé la libéralisation) selon des modalités compliquées*.

Pays-Bas : le premier pays au monde à dépénaliser le cannabis (1976) cultive ce paradoxe : la vente par les « coffee shops » est autorisée, mais leur approvisionnement est illégal. La politique libérale ne cesse de se durcir. Les médecins sont autorisés à prescrire du cannabis.

• Portugal : dépénalisée depuis 2001, la consommation de cannabis n’a pas augmenté. Les sommes économisées sur la prohibition ont été allouées à la prévention et aux soins des toxicomanes, les consommateurs interpellés devant se présenter devant une commission de dissuasion. La production et la vente demeurent interdites.

• Espagne : des producteurs distribuent leurs récoltes aux membres de quelques 700 « Cannabis social clubs ».


*Posséder plus de 10 grammes expose à une contravention et être en même temps coupable d’une autre infraction conduit à une arrestation.


Une drogue thérapeutique ?


Les avis médicaux divergent sur le rôle thérapeutique du cannabis. Le Pr Bertrand Dautzenberg, pourtant en faveur de sa légalisation, est totalement contre « parce que c’est sous-entendre que c’est bon pour la santé, alors que tout de même, il a plus d’inconvénients que d’avantages ». À l’opposé, le Pr Amine Benyamina*, affirme que « le cannabis est une molécule fantastique ». Étudiant le lien entre psychose et cannabis, il s’appuie sur des études réalisées par les Hollandais depuis 20 ans pour répondre à la question : le cannabis rend -il fou ? « C’est surtout faux et un peu vrai ». De nombreux éléments doivent se combiner pour que le cannabis mène à la schizophrénie : « la précocité de consommation (avant 15 ans), la qualité du produit et son titrage en THC sont des facteurs importants, mais les antécédents familiaux, le niveau socio-économique, et la psychose dans la fratrie le sont tout autant. »
En se référant aux schizophrènes qui utilisent (entre autres substances) le cannabis pour gérer leurs crises, l’idée que ses effets bénéfiques sont très méconnus et sous-estimés fait son chemin. « Son potentiel thérapeutique serait utile dans plus de quarante pathologies, dont certaines maladies orphelines » a soutenu, lors du colloque du 10 octobre au Sénat, un médecin confronté régulièrement à la demande de cannabis médical. Constatant que le cannabis permet aux malades de réduire leur consommation d’anxiolytiques, de psychotropes et d’antalgiques, il demande, comme beaucoup de professionnels de santé**, outre un accès sécurisé pour les patients, des recherches scientifiques et des études multicentriques.


* Addictologue, hôpital Paul Brousse, Villejuif.


** Cf. 5e conférence internationale de l’Union francophone pour les cannabinoïdes en médecine (UFCM-I care), faculté de Pharmacie de Strasbourg, 21 octobre 2016.