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Qui sont les influenceurs en santé ?

Le développement des médias sociaux a modifié la façon dont les comportements sont adoptés ou rejetés, donnant naissance à un nouvel acteur : « l’influenceur ». L’univers de la santé fait-il exception ?

Par Maël Lemoine

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Puissance, autorité, expertise et contrôle de l’information

Pour comprendre l’originalité de la notion émergente d’influenceur, il est utile de prendre une perspective historique sur le temps long. L’Antiquité classique grecque et latine est riche de réflexions sur le pouvoir. Les Romains en particulier distinguaient auctoritas (« autorité ») et postestas (« puissance »). Alors que la seconde désigne le contrôle de l’appareil exécutif, judiciaire et militaire et correspond à l’ossature de ce que nous appelons aujourd’hui le « pouvoir », la première désigne une simple préséance, ou influence, fondée sur le mérite ou l’exceptionnalité d’un individu – celui qui parle en premier, celui que tous écoutent. Cette distinction a été reprise par l’Eglise pour distinguer le pouvoir spirituel du pouvoir temporel.
Le mérite ou l’exceptionnalité est essentiellement fondé sur la réputation ou les honneurs rendus. L’autorité se distingue donc nettement d’une autre forme de pouvoir de décision, fondée sur l’expertise, essentiellement intellectuelle. C’est la posture commune adoptée par des personnages aussi opposés que Platon (dans l’Antiquité) et Machiavel (à la Renaissance) : ils ne sont pas recommandables par leur vertu mais par leurs capacités intellectuelles.
Une quatrième forme de pouvoir est représentée par le contrôle de l’information. Bien que reconnue depuis l’Antiquité, elle est théorisée tout particulièrement à partir du XXème siècle, à partir d’une réflexion sur les formes extrêmes que constituent la propagande, l’idéologie ou le mensonge d’Etat.
C’est à une nouvelle forme de « pouvoir » que nous avons affaire avec la notion d’influence.

Qu’est-ce que le marché de l’influence ?

On peut naturellement comprendre les circuits de la décision de plusieurs manières différentes. Partons d’un modèle simple, dans lequel on distinguerait le public, l’expert, le décideur et l’exécutant. La première caractéristique de l’influenceur, c’est qu’il ne constitue pas une nouvelle catégorie d’acteur, mais qu’il appartient à l’une ou plusieurs des quatre catégories nommées : c’est un consommateur qui parle de ses expériences sur son blog, c’est un expert dont les paroles sont rapportées, c’est un décideur qui tweete, c’est un exécutant « lanceur d’alerte », etc.
La deuxième caractéristique de l’influenceur est qu’il dispose d’un pouvoir supplémentaire : il devient décideur, exécutant, public, expert, influent. Cela signifie qu’en sus des canaux traditionnels par lesquels il peut agir en fonction de son rôle, il dispose d’un autre moyen d’action. Le public, par exemple, subit la décision mais, source de sa légitimité, peut contester le décideur, tandis que l’exécutant ne peut décider mais peut freiner ou dévier, l’expert peut proposer mais pas mettre en œuvre, etc. L’influence est un moyen d’action supplémentaire.
La troisième caractéristique de l’influenceur est qu’il court-circuite les canaux structurels de la société pour s’adresser à tous en même temps. On peut parler de désintermédiation de l’influence. Il faut cependant garder à l’esprit que l’influenceur ne subvertit pas les modes de régulation institués du pouvoir, mais use d’une sorte d’infrastructure sous-terraine et parallèle qui relie (en théorie) tout individu à tout autre. Les deux structures, « horizontale » et « verticale », coexistent donc, de sorte qu’il y aura conflit ou potentialisation entre la régulation « naturelle » de l’influence et la régulation « institutionnelle » du pouvoir.

Les types d’influenceurs

Plus concrètement, à quoi ressemblent les « influenceurs » ? La première caractéristique de l’influenceur est d’être « suivi » sur les réseaux sociaux. C’est un peu plus compliqué que de simplement se contenter en dizaines de milliers de followers. Cela repose notamment aussi sur le nombre de retweets ou de like sur Twitter. Naturellement, l’influence est également fonction des positions des followers : être suivi par des décideurs ou être suivi par des électeurs ne définit pas la même influence.
Pourquoi l’influenceur est-il « influent » ? Ici se superposent des personnages très traditionnels – l’artiste, le scientifique médiatisé, l’homme politique, le dirigeant d’une entreprise connue – et des personnages nouveaux : le testeur, le réseauteur, le « premier sur place », le lanceur d’alertes, l’humoriste amateur, et d’autres encore [https://www.1min30.com/relations-presse/quel-influenceur-pour-quel-domaine-14-types-influenceurs-12369].

Les influenceurs de l’univers santé

Les spécialistes du marketing distinguent les « zones » d’influence sous le terme d’« univers ». Un univers est un ensemble de thématiques, de comportements, de questions et d’acteurs relativement clos et distinct des autres. La santé est donc un univers : il y a des informations santé, des acteurs de la santé, des thématiques de la santé, mais aussi des produits, des réglementations, des lieus, un historique, des cultures, des conflits plus ou moins propres à cet univers.
Dans cet univers, les acteurs traditionnels sont loin d’être les plus influents : les ARS, le ministère de la santé, l’HAS, les hôpitaux, les « mandarins », sont presque inaudibles. C’est un fait qui devrait d’ailleurs les conduire à s’interroger : faut-il y voir une crise de confiance, les médias sociaux servant essentiellement de vecteur à une contre-culture, ou bien faut-il relativiser l’importance des médias sociaux dans le domaine de la santé ?

"Dans cet univers santé, en tous les cas, mieux vaut partir d’un principe : les professionnels de santé ne sont pas les influenceurs de la santé. Quitte à reconnaître, bien sûr, quelques exceptions."


Les principaux influenceurs sont parfois de simples caisses de résonnance (@Allodocteurs, @Pharmageek). D’autres sont des francs-tireurs de la santé « starisés » à la fois par leur voix dissonante, leur caractère protestataire, leur attitude attractive (ils sont cools !), et le fait qu’ils soient les premiers informés. Ils surfent aussi habilement sur toutes les croyances implicites et les effets de mode, ce qui leur permet parfois de lancer une croyance implicite ou une mode. Le principe de leur influence est le suivant : comme je crois tout ce que vous, vous croyez aussi, mais rien de ce que les autorités veulent vous faire croire, et que vous ne croyez pas, croyez-moi quand je vous dis ce que vous n’avez pas encore entendu. Ce personnage peut bien sûr se décliner en plusieurs figures distinctes, plus ou moins contestataires, plus ou moins attractives, plus ou moins informées, etc.
Dans cet univers santé, en tous les cas, mieux vaut partir d’un principe : les professionnels de santé ne sont pas les influenceurs de la santé. Quitte à reconnaître, bien sûr, quelques exceptions.

Quelles sont les spécificités de l’univers de la santé ?

Du point de vue d’un marketing qui pense tout en termes d’univers, l’univers de la santé n’est pas un univers comme les autres. Le médecin ne « vend » pas un service de santé, pas plus que le patient n’achète un bien à proprement parler. L’ « achat » du « bien » de santé ne se fait pas de gré à gré mais passe par de multiples médiations et triangulation : pas de consommation sans prescription, pas de prescription sans recommandation, pas de recommandation sans preuves, pas de preuves sans études, etc. La santé est un bien intermédiaire et n’est pas une fin en soi : alors qu’on achète un abonnement Netflix pour le plaisir que procure une série, un téléphone pour l’apparence qu’il nous donne et les fonctionnalités qu’il offre, une trottinette électrique pour le plaisir associé au mode de déplacement qu’elle permet, la santé n’est jamais qu’un moyen – la capacité de prendre la trottinette, de se servir du téléphone, de regarder la série, et de multiples autres choses.
Enfin, le service de santé qu’on achète est « évaluable » de manière plus objective qu’un téléphone Apple ou Samsung. Pour une part au moins, il ne dépend pas de ce que l’usager « préfère », mais bien de ce qu’il produit objectivement sur l’organisme de l’usager (ou sur son psychisme). En santé, il y a objectivement des bons produits, des mauvais produits (nuisibles ou utiles), et des produits compromis : c’est ce qui explique qu’un médecin choisisse bien plus pour son patient que le patient lui-même.
Toutes ces distorsions font de l’univers de la santé un territoire bien exotique aux yeux du spécialiste de l’influence. Elles expliquent que, lorsqu’ils s’interrogent à son sujet, les marketeurs cherchent les schémas d’influences familiers sans les retrouver, et extrapolent de manière plus ou moins convaincante d’un univers quelconque à celui de la santé.

Médecins (et patients) sont-ils influençables ?

La question centrale de ces interrogations est de savoir qui doivent être les suiveurs cibles d’un influenceur : usagers ou acteurs du système de la santé ? Spontanément, on distingue les deux questions. Aux usagers les influenceurs « populaires » et « tendances » qui sympathisent par la promotion de produits miracles, d’onguents d’huile de noix de ***, et des variantes infinies du Yoga, de la magnétisation et de la sagesse des anciens. Aux professionnels, les influenceurs « experts » qui sont au courant avant les autres, seraient critiques, techniques et rationnels.

"... Bien des décideurs, cadres, membres des professions intellectuelles dites supérieures, même des scientifiques aux connaissances solides et parfois dans le domaine de la biologie (voire de la santé !), sont d’une naïveté déconcertante dès qu’une question touche à leur santé. Ils sont aussi influençables, et peut-être plus [...] que le sont les populations moins formées."


Ce clivage s’explique par l’idée reçue que l’on est moins influençable à hauteur de son niveau d’études. Il y a pourtant deux exceptions à cette règle qui jouent à plein dans l’univers de la santé. La première est que bien des décideurs, cadres, membres des professions intellectuelles dites supérieures, même des scientifiques aux connaissances solides et parfois dans le domaine de la biologie (voire de la santé !), sont d’une naïveté déconcertante dès qu’une question touche à leur santé. Ils sont aussi influençables, et peut-être plus, par la propagation des résultats d’une étude préliminaire sur un produit possiblement cancérigène ou d’une pratique possiblement protectrice, que le sont les populations moins formées. La deuxième est que les médecins eux-mêmes ne sont pas, contrairement à une idée répandue, des « scientifiques » à proprement parler. Ce ne sont pas non plus de simples techniciens. Ils constituent une catégorie à part dans le domaine du savoir. Même sur ce qui touche à la science de la santé, la plupart des médecins sont des demi-savants, tant il est vrai qu’elle est vaste et complexe, et domine de très haut la capacité de n’importe quel esprit humain singulier.

Un univers en construction sans grand horloger

L’univers de la santé est sans conteste l’un des plus « influençables », mais ses particularités en font sans doute un univers à part. Il serait erroné de le tenir pour déjà constitué autour de ses règles propres, et plus judicieux de le voir comme un univers en devenir, dont les influenceurs sont naissants. A vos tweets.

par Maël Lemoine