Une anthropologue au pays du grand âge

Delphine Dupré-Lévêque est docteure en anthropologie. Depuis trente ans, elle travaille avec les Ehpad et propose un regard différent sur des établissements souvent jugés sévèrement.

Par Laurent Joyeux.

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En France, l’espérance de vie augmente d’un an tous les quatre ans et la population des plus de 85 ans progresse considérablement : aujourd’hui estimée par l’Insee à 1 400 000 personnes, elle devrait compter plus de cinq millions de personnes en 2060. Solitude, problèmes de santé, de sécurité, perte d’équilibre et d’autonomie accompagnent cet accroissement de la longévité. Au fil des années, rester à son domicile ou pas devient une question brûlante pour de nombreuses personnes âgées et leurs familles. Les fantômes des anciens hospices rodent autour des Ehpad, établissements pour personnes âgées dépendantes. Souvent associés à des mouroirs ils font rarement rêver. Delphine Dupré-Lévêque, qui travaille avec les Ehpad depuis trente ans, est réaliste. Elle ne conteste pas l'inéluctable aspect fin de vie mais milite pour qu’ils soient rebaptisés MADA : maisons d’accueil et d’accompagnement. Pour changer le regard sur les maisons de retraite, elle a publié ce livre en images qui vient après Une ethnologue en maison de retraite ou le guide de la qualité de vie, paru en 2001.

Pendant plus d’un an, l’auteure a photographié les résidents heureux d’un établissement parisien dans le cadre de vie qui sera le leur pendant trois ou quatre ans en moyenne. Au fil des pages quelques idées reçues sont dépoussiérées : Non, l’Ehpad ne coupe pas les liens familiaux quand ils existaient ; Oui, on peut sortir librement pour une promenade, un repas ou une fête de famille. Elle montre des relations humaines riches et des échanges de qualité entre résidents, familles, générations et personnel. Viens chez moi, j’habite dans un Ehpad est un outil précieux pour dédramatiser la question de quitter son domicile, se projeter dans une nouvelle vie et libérer la parole en famille sur le sujet. Pratique, cette visite "en livre" est émaillée d’adresses utiles et de précieux conseils pour jauger les établissements dynamiques : visiter plusieurs Ehpad, faire un premier séjour d’un mois, se renseigner sur le projet personnalisé obligatoire, tester la qualité des repas et des animations.

Quelques réserves cependant sur le livre. Cet Ehpad est-il dans le secteur privé ou public ? L’optimisme est peut-être un peu forcé, et le difficile versant  « Professionnel » de la vie en Ehpad à peine évoqué. Les résidents présentés semblent issus d’un milieu plutôt aisé et disposer de toutes leurs facultés. Sans tomber dans l’Ehpad-bashing systématique, beaucoup d’animateurs en Ehpad décrivent des embouteillages de fauteuils devant les ascenseurs aux heures de repas, des menus déterminés d’avantage en fonction des plannings que du bien-être des résidents, des pourcentages de personnes souffrant de troubles cognitifs très importants et des personnels sous qualifiés et débordés.

L’Ehpad n’est certes pas la seule solution quand on est contraint de quitter sa maison - familles d’accueil et résidences autonomie proposent des alternatives intéressantes - mais plus de quinze millions de Français sont de près ou de loin concernés par l’entrée en institution. En rassemblant une galerie de portraits attachants, le travail de Delphine Dupré-Lévêque rend aux anciens toute la place qu’ils méritent dans la société. Faire la connaissance de Mme Douceur, de M. Humble, voir Mme Accueil animer ses parties de dominos ou Mme Frisée rentrer de ballade avec son fils peut aider à se projeter dans une nouvelle vie. Toutes les initiatives qui permettent de dédramatiser et de libérer la parole en famille sont bienvenues avant de commencer une nouvelle vie !

Delphine Dupré-Lévêque, Viens chez moi, j’habite dans un Ehpad, Paris 2019, Editions Ramsay

Vivre à la maison, un paradis ?
Quelques chiffres : 
- En France, 25 % des personnes de 75 ans et plus sortent moins d’une fois par mois. 45 % des personnes en fauteuil ne sortent jamais de chez elles. 
- Le baromètre sur la solitude initié en 2010 par la Fondation de France pointe des situations d’isolement en hausse. 
- Plus d’un million de Français âgés de plus de soixante ans vivent avec moins de mille euros par mois et des restrictions alimentaires, de chauffage, de soins et de loisirs.
par Laurent Joyeux