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Santé des étudiants : I-Share une étude unique

Très préoccupé de la santé de ses seniors, notre pays avait négligé d’étudier la santé de ses juniors, du reste difficiles à suivre. C’est chose faite avec la cohorte i-Share, pilotée par le Pr Christophe Tzourio (université de Bordeaux).

Entretien réalisé par Maël Lemoine.

MaelLemoine

Depuis 2013, i-Share a recruté environ 20 000 étudiants majeurs. Ils sont suivis pour des facteurs comme le stress, la dépression, le sommeil et l’alimentation ou la consommation d’alcool et de stupéfiants, mais aussi la santé générale et les revenus, les infections, et tout particulièrement la santé cérébrale et les performances mnésiques. Pour 2000 d’entre eux, des prélèvements sont opérés puis stockés dans une banque biologique, et des IRM sont réalisées.

Stress, dépression, sommeil, alimentation, consommation d'alcool et de stupéfiants, santé générale, revenus, infections, santé cérébrale, performances mnésiques... le spectre de l'étude I-share est vaste


Le premier enseignement est qu’environ un étudiant sur cinq considère sa santé comme moyenne à très mauvaise. Traitements contre l’anxiété, le stress ou l’angoisse, échelles de sévérité renvoient l’image d’une fraction à peu près équivalente de sujets bien éloignés de l’idée que 20 ans est le meilleur âge de la vie : 62% des étudiants ont ainsi un bas niveau d’estime de soi. La relative fréquence de l’usage de stupéfiants, de la consommation de tabac, et des relations sexuelles non protégées rappellent aussi la persistance de risques importants pour la santé future. Au-delà de ces données indispensables à la conduite des politiques publiques, i-Share intègre études interventionnelles et actions de promotion de la santé.

 

Entretien avec le Pr Christophe Tzourio, pilote de la cohorte I-Share... 

On parle beaucoup aujourd’hui des problèmes de santé des jeunes adultes et notamment des étudiants. En quoi est-ce une priorité de santé publique ? Les jeunes adultes ne sont-ils pas ceux dont la santé est au fond la meilleure ?

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En 2007, la direction de l’INSERM a mené une grande enquête interne et a commandé notamment un bilan exhaustif de la recherche en santé publique en France. Un des problèmes majeurs identifiés étaient qu’on ne disposait d’aucun programme d’étude épidémiologique sur la santé des jeunes adultes, ni en France, ni d’ailleurs en Europe, alors que tous les autres âges de la vie étaient couverts.

A 20 ans, il ne peut rien vous arriver de sérieux, c’est ça le stéréotype ?

Exactement ! On sait pourtant que c’est à la fois un âge auquel sont associés des pathologies particulières et une période critique pour la constitution d’habitudes de santé.

Ce qui se passe à 20 ans influence la santé à 60 ans ? C’est évident pour les habitudes de consommation d’alcool ou de tabac.


C’est un des âges où le risque de suicide et la mortalité par accident sont les plus élevés.

La santé mentale, bonne ou mauvaise, est une question centrale dans i-Share. Mais au-delà, la cohorte s’inscrit aussi dans la démarche de l’épidémiologie vie entière, une démarche qui consiste à regarder les événements de vie à tous les âges, et notamment les fenêtres d’exposition qui peuvent expliquer l’apparition même tardive d’une pathologie ultérieure.

Ce qui se passe à 20 ans influence la santé à 60 ans ?

C’est évident pour les habitudes de consommation d’alcool ou de tabac. Mais l’idée est que certains événements moins connus ou pas encore repérés peuvent avoir une influence néfaste seulement à une période cruciale. Un exemple : l’hypertension artérielle vers 50-60 ans est prédictive de démence plus tard, alors que chez le sujet âgé, disons, vers 80 ans, elle est neutre (voire protectrice).

Nous avons un programme d’intervention sur les pensées suicidaires sur une cohorte de 2000 étudiants en médecine

i-Share est donc une cohorte observationnelle. Mais c’est aussi une cohorte interventionnelle.

Elle a été conçue pour cela depuis le départ. On sait par exemple qu’il existe un effet cumulatif intéressant des messages de santé de faible intensité, répétés sur une période longue. L’idée d’i-Share est de tester sur des sous-groupes des interventions afin de modifier les comportements de santé et de prévenir ainsi l’apparition de maladies plus tard. C’est également une raison pour conserver la cohorte le plus longtemps possible, pour l’observation mais également pour l’intervention.

Un peu sur le modèle de la cohorte de Framingham ?

Complètement sur ce modèle : cette cohorte a été incroyablement riche d’enseignements. Nous avons avec i-Share la possibilité d’étudier la trajectoire de santé d’une population, un peu comme la cohorte de Framingham, et pas seulement une cohorte représentant la santé des étudiants. J’ajoute qu’i-Share va également plus loin que Framingham en incluant des études d’interventions quand cela est possible.

C’est un dispositif coûteux.

C’est au contraire un dispositif incroyablement peu coûteux au regard de ses apports ! Le maintien du dispositif coûte 500 000 € par an pour 20 000 étudiants, soit 25 € par étudiant ! À cela s’ajoute le coût des diverses études, interventions, enquêtes implémentées sur la cohorte et qui doivent trouver leur propre financement. Soulignons au passage que ces études ne pourraient pas se faire si l’infrastructure de la cohorte n’était pas présente.

Des exemples ?

Nous avons un programme de suivi des infections à chlamydia, un programme d’intervention sur les pensées suicidaires sur une cohorte de 2000 étudiants en médecine, des programmes de suivi de l’état du cerveau, et bien d’autres encore.

Ce sont des programmes financés par le public.

Pour l’essentiel, mais pas seulement. Nous pouvons mettre en place des partenariats avec le privé sur des projets concrets et bien définis, tout en protégeant la confidentialité et les liens de confiance que nous avons développés avec les participants. Il n’y a pas d’interdit si tout est fait de façon transparente.

Quel genre d’initiative privée soutient i-Share ?

Nous sommes par exemple en train de tester le principe d’une application smartphone sur la prédiction de la dépression développée par un consortium d’industriels de l’informatique. Leur idée est de dépister la dépression avant les premiers symptômes en analysant par des techniques d’intelligence artificielle toutes les interactions sur internet, les messages (SMS ou mail), les déplacements physiques, etc. C’est une excellente idée sur le plan technique mais ils n’ont aucune idée des réticences d’un public jeune (et moins jeune) à l’aspect très intrusif d’une telle application et des leviers de communication nécessaires pour l’expliquer et y faire adhérer. C’est ce que nous explorons dans i-Share par une série d’études préalables sur des échantillons représentatifs, utilisant des questionnaires mais aussi des entretiens de type sociologique. Ces analyses sont indispensables pour que ce projet d’appli ne soit pas un échec.

Nous sommes en train de tester le principe d’une application smartphone sur la prédiction de la dépression [...] L'idée est de dépister la dépression avant les premiers symptômes en analysant par des techniques d’intelligence artificielle toutes les interactions sur internet, les messages (SMS ou mail), les déplacements physiques, etc.


Mais les développeurs ne savent-ils pas déjà ce qu’ils font ?

Sur le domaine du jeu pur, sans aucun doute, mais dans le domaine des applications santé, le résultat est clair et sans appel : rien ne marche ! Les applications sont effacées presque tout de suite après avoir été installées, et les seuls qui les conservent sont ceux qui n’en ont pas besoin. Typiquement, les applications pour contrôler les calories ou compter le nombre de pas par jour sont utilisées par des gens qui ont déjà de bonnes pratiques. Ce n’est pas parce que les étudiants ne s’intéressent pas aux questions de santé, bien au contraire. Ce n’est pas non plus une simple question d’avoir une appli « cool » ou simplement bien faite.

J’imagine que ce sont des aspects importants.

Au minimum, oui : une intervention par smartphone doit répondre aux principes de la « gamification », c’est-à-dire, un ensemble codifié de règles qui rendent une application attractive pour ce public. Un bon exemple est la vidéo que nous avons produite sur la prévention du risque suicidaire.


Nous avons aussi développé un escape game sur le thème des symptômes de la dépression, qui se poursuit désormais sous une forme commercialisée, notamment dans le monde de l’entreprise.

Mais la gamification ne suffit pas ?

Non, il est important de détecter des déterminants plus fins du comportement de chaque individu. Par exemple, aucun garçon n’utilisera une application sur la santé mentale et la prévention du risque suicidaire, et les personnes qui le feraient sont typiquement déjà suivies et n’ont pas vraiment besoin d’application.

Mais cela ne contredit-il pas un peu cette impression assez partagée que c’est là l’avenir de la santé, la « santé connectée » ?

Absolument pas. C’est une évidence que le smartphone est au cœur de la sphère d’intimité de l’individu et qu’il constitue un moyen extraordinaire pour récolter de l’information ou bien faire de l’interventionnel. Il faut seulement bien connaître le public et la particularité du champ de la santé.

La cohorte doit donc trouver facilement des partenaires privés pour développer de nouveaux programmes de recherche.

Au contraire, ce n’est pas simple. Il y a en réalité un problème de différences de culture, notamment avec les Mutuelles. Elles sont convaincues que c’est un public important pour elle, et que la période est favorable pour s’y implanter. Mais leurs représentations de ce public et de la façon de l’aborder et de lui parler semblent parfois dater de temps anciens. D’un autre côté, i-Share est en recherche de financements pour développer de nouveaux projets dans le champ de la prévention. Le partenariat est tout indiqué… sur le papier du moins.

 

par Maël Lemoine