Comme à la fac - #12 Les boucs émissaires de la crise Covid-19

Est-il possible, scientifiquement, de désigner une ou des causes responsables du développement de Covid-19 ? COMME À LA FAC - Comprendre la crise coronavirus vous a été présentée par Maël Lemoine, enseignant en philosophie des sciences médicales à la faculté de médecine de Bordeaux et chercheur dans une unité CNRS d’immunologie, ImmunoConcept. Son objectif ? prendre du recul sur les événements Covid-19 en  délivrant des éclairages courts et posés de niveau universitaire.

Ci-dessous une vidéo de trois minutes immédiatement suivie d'un article

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Voir l'épisode #1 sur le scénario d'atténuation
Voir l'épisode #2 sur le scénario d'endiguement
Voir l'épisode #3 sur les traitements à l'étude
Voir l'épisode #4 sur le nombre de cas non-détectés
Voir l'épisode #5 sur les tests diagnostiques
Voir l'épisode #6 sur l'utilité des masques

Voir l'épisode #7 sur le nombre de morts
Voir l'épisode #8 sur les arguments contre le confinement
Voir l'épisode #9 sur l'impact du beau temps
Voir l'épisode #10 sur les facteurs de risque du covid-19
Voir l'épisode #11 sur l'efficacité des traitements

#12 Les boucs émissaires de la crise Covid-19

Pour l'être humain, il est parfois plus facile d'accabler que d'accepter. Est-il possible d'invoquer scientifiquement une cause face au Covid-19 ?

Par Maël Lemoine.

MaelLemoine

Je constate une tendance d’un certain nombre de commentateurs de la pandémie à vouloir ramener l’analyse qu’ils nous offrent à leurs marottes personnelles. Tour à tour, cette crise ne serait pas arrivée sans « les Chinois », le déficit chronique de financement des hôpitaux, la porosité des frontières, le libéralisme, la crise écologique, les programmes de recherche secrets des Américains, notre individualisme, la décadence des démocraties libérales, et une foule d’autres causes.

Ces discours exploitent le flou de la notion de « cause » et, en particulier, ce que les philosophes des sciences appellent le problème de la sélection causale. En quelques mots, un phénomène, quel qu’il soit, résulte toujours d’une foule de phénomènes à des titres divers. Ce qui a causé l’incendie, c’est l’allumette, le fait de l’avoir gratté, la présence de matériaux inflammables dans la pièce, l’intention du pyromane, la présence du pyromane, la présence d’oxygène dans la pièce, les allumettes en vente libre et ainsi de suite. Par conséquent, soit on renonce à attribuer une cause ; soit on sélectionne un phénomène parmi d’autres comme étant la cause. Mais comment fait-on ça rigoureusement ?

La multiplicité des "causes"

En un premier sens, une cause est justement le phénomène impliqué auquel on impute une responsabilité morale ou une faute. Celui qui parle de cause choisit une chose qu’il veut justement blâmer. C’est facile de voir que « cause » ne désigne ici qu’une condamnation morale et non un fait scientifique ; c’est surtout facile quand on ne partage pas les opinions de celui qui condamne. Quand Donald Trump parlait de « virus étranger », c’était atterrant. Mais c’est plus difficile d’être lucide quand c’est un problème qu’on dénonce soi-même. Je déplore la crise écologique et elle a peut-être été une condition nécessaire de ce qui arrive, mais cela n’en est pas plus la cause, que les allumettes en vente libre ne sont la cause de l’incendie. Et dire que c’en est une cause, ce n’est pas dire grand-chose !

En un deuxième sens, une cause est un levier d’action : quelque chose sur quoi on pourrait agir, ou sur quoi on aurait pu agir, pour empêcher l’effet de se produire. La cause de la pandémie, disent certains, c’est la promiscuité dangereuse entre des espèces qui ne se rencontrent généralement pas en dehors de ces marchés traditionnels chinois. Ce qu’ils sous-entendent, c’est qu’on aurait pu éviter la situation actuelle en les interdisant. Mais il y a beaucoup d’autres choses qu’on aurait pu faire pour éviter cette situation. On peut toutes les appeler des « causes » de la pandémie.

La question : « quelles sont les causes de l’épidémie ? » n’a pas de sens scientifique. Elle n’a de sens que pour nous construire un récit ordonné.

En un troisième sens, une cause est une étape qui, dans un processus observé, le distingue d’un processus « standard » ou normal. La cause de la pandémie serait en ce sens le facteur qui n’aurait pas été présent dans la situation « normale ». Mais qu’est-ce qu’une situation normale ? Un monde normal, pour beaucoup, c’est un monde sans le SARS CoV-2. Mais dans le monde normal, il est normal que de nouveaux virus émergent et qu’ils puissent éventuellement décimer une partie de l’humanité.

En un quatrième sens, une cause est un phénomène « atypique », c’est-à-dire rare. Les pandémies sont rares… si l’on adopte une échelle de temps qui correspond à une vie humaine. À l’échelle des siècles, elles constituent au contraire un phénomène régulier.

Pour ces raisons et pour d’autres, les philosophes des sciences ont été d’accord pendant longtemps sur l’idée qu’il fallait bannir la notion de « cause » du discours scientifique. Plus récemment, d’autres ont montré qu’on pouvait donner un sens rigoureux à la notion de cause, dans un contexte expérimental bien délimité.

Quoi qu’il en soit, ce n’est clairement pas le cas de la question : « quelles sont les causes de l’épidémie ? » Cette question n’a pas de sens scientifique. Elle n’a de sens que pour nous construire un récit ordonné. Et beaucoup d’entre nous veulent à tout prix que ce récit finisse par une morale, et que celle-ci conforte leur vision du monde. C’est une manière de se rassurer comme une autre, dans un univers qui nous rappelle brutalement qu’il est dangereux, qu’il n’a pas nécessairement été façonné pour nous, et que nous pourrions en disparaître en moins de temps que ça nous a pris d’y apparaître.

par Maël Lemoine