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Peut-on «inventer» une maladie de toutes pièces ?

Des plaintes vagues, des symptômes inobservables, des signes peu spécifiques. Une ou plusieurs hypothèses de mécanisme. Une étiologie dans l’air du temps incriminant n’importe quelle forme de pollution, inédite de préférence. C’est la recette pour créer une nouvelle maladie. Mais est-ce vraiment une maladie ?

Par Maël Lemoine.

MaelLemoine

Au IInd siècle de notre ère, vivait un orateur du nom dAelius Aristide. Atteint d’une mystérieuse maladie dont il décrit les atteintes avec une profusion de détails dans ses Discours sacrés, il cherchait la guérison dans un message que lui enverrait en rêve le dieu de la médecine Asclépios, et passait ses nuits sur les marches de son temple. Probablement malade, manifestement hypocondriaque, Aelius Aristide est l’ancêtre de nos hypocondriaques modernes : un mélange de plaintes somatiques et de théories fantaisistes, une grande déférence à l’égard de la médecine mais une grande défiance à l’égard des médecins, un soupçon d’ésotérisme enfin, et une maladie inconnue. Les spécialistes de médecine antique se disputent sur l’interprétation de son cas : était-il vraiment malade, et de quoi aurait-il été atteint ? Le diagnostic rétrospectif d’un cas à partir de sa description dans un texte grec est un art délicat : celui de l’orateur est mission impossible tant les symptômes sont variés et foisonnants. Aujourd’hui aussi, certains cas ressemblent à s’y méprendre à une maladie, mais on ne saurait que diagnostiquer.

Érudition de l’ignorance médicale

Ses plaintes constantes et incompréhensibles, son penchant à la quérulence, laissent le médecin perplexe. Le paradoxe est que la médecine lui laisse le choix dans une panoplie de noms pour décrire, comme s’il s’agissait d’une maladie, de simples comportements à l’origine de signes et de symptômes médicaux. Amusant, non ? il s’agit de médicaliser jusqu’au comportement de celui qui cherche à médicaliser artificiellement son état.
Chacun connaît l’hystérie qui, selon Charcot, mimait à la perfection des affections réelles du système nerveux comme l’épilepsie, les paresthésies, hémiplégies, hémianopsies diverses, sans que la moindre lésion ne vienne objectiver la maladie. Plus mystérieux : selon le célèbre clinicien parisien, un simulateur habile ne pourrait obtenir la constante rigidité du membre, l’immobilité sans tremblement, auxquelles parvient l’hystérique. L’hystérie serait donc une simulation physiologique et non psychologique, comme si le corps décidait lui-même de simuler la maladie. Première catégorie du malade sans maladie.

Plus raffiné est le pithiatisme proposé par Babinski : proche de l’hystérie, le pithiatisme a la propriété de disparaître par la suggestion médicale.
Dans les cas terrifiants du syndrome de Münchhausen et surtout du Münchhausen par procuration, le sujet planifie la simulation de la maladie, la sienne ou celle de son proche, généralement son enfant. Dans le syndrome de Lasthénie de Ferjol, il s’inflige une anémie par des pratiques diverses visant à perdre du sang.
Mais si la connaissance de ces diverses étiquettes suffit à briller en société, la plus populaire, de loin, est la dénomination de « syndrome de … ». Rappelons qu’un syndrome est une conjonction régulière de signes liés entre eux par des mécanismes compréhensibles, mais dont la cause initiale est inconnue. Le très pudique « syndrome grippal » est ainsi l’expression de l’ignorance de la cause virale spécifique, rhinovirus ou influenza, par exemple, responsable d’une atteinte infectieuse des voies aériennes supérieures avec fièvre et courbatures. Qu’en retenir ? Même lorsqu’il ne sait pas de quoi il parle, le médecin diagnostique. Quoi d’étonnant à ce que ses patients fassent la même chose ?

Même lorsqu’il ne sait pas de quoi il parle  [ex : le syndrôme grippal], le médecin diagnostique. Quoi d’étonnant à ce que ses patients fassent la même chose ?


Un droit à créer sa propre maladie

Pourtant, c’est à bon droit que le médecin demeure perplexe devant les mouvements associatifs visant à faire reconnaître une maladie comme telle. C’est une chose de s’associer pour faire reconnaître le droit à une prise en charge, pour dénoncer une stigmatisation liée à une maladie, ou la faiblesse des moyens qui lui sont consacrés. C’en est une autre que de militer pour faire reconnaître un état comme une pathologie. On pense au burn out, au Lyme chronique, et à d’autres « syndromes », voire à des états encore plus flous.
Sociologues et philosophes de la santé ont souvent défendu une définition de la pathologie qui ferait la part belle au caractère indésirable de l’état du patient en fonction de ses valeurs, un critère qui aurait la prééminence sur le critère d’un fonctionnement biologique anormal. La subjectivité suffirait-elle à dire ce qui est pathologique et ce qui ne l’est pas ? Si je décrète que mon cancer n’est pas une maladie, me voilà guéri ? Au contraire, s’il me prend l’envie de me déclarer malade, je le suis par ma simple demande ?

Si je décrète que mon cancer n’est pas une maladie, me voilà guéri ? Au contraire, s’il me prend l’envie de me déclarer malade, je le suis par ma simple demande ?


Ce n’est pas à un tel relativisme que ces sociologues et philosophes visent nécessairement en défendant ce que l’on appelle parfois « constructivisme ». En réalité, le critère ne serait pas tant une plainte individuelle, que la reconnaissance de cette plainte. Cette reconnaissance, pour certains, est seulement sociale : si la société décidait de considérer le burn out comme une maladie, le burn out deviendrait une pathologie, quoi qu’en disent les scientifiques. De fait, il y a beaucoup d’états qu’on considère comme pathologiques, même si on ne les comprend pas.

Mais pour d’autres, une simple reconnaissance sociale ne suffit pas, si elle n’intègre pas une reconnaissance médicale et scientifique. C’est seulement lorsqu’un consensus médico-scientifique existe pour considérer un état comme une pathologie, que cet état est une pathologie. Ce consensus, objectent certains, pourrait survenir sur des états qui ne seront plus reconnus comme des pathologies plus tard. S’il y avait consensus avant Alzheimer pour considérer que l’état de démence qu’il a décrit n’était pas une pathologie, et consensus aujourd’hui pour considérer que ce n’est pas simplement le vieillissement normal, on peut imaginer qu’il pourrait y avoir de nouveau consensus demain pour juger que ce n’est pas une pathologie. En d’autres termes, ce n’est pas parce que médecins et chercheurs tombent d’accord pour considérer un état comme pathologique, que cet état l’est. Même si la masturbation avait été universellement considérée comme une pathologie à une certaine époque, cela n’en faisait pas une pathologie pour autant.

Et si on reprenait le problème du normal et du pathologique au départ ?

Car médecins et savants peuvent se tromper. Ils auraient besoin, eux aussi, d’un critère objectif qui permettrait de faire le ménage dans les écuries d’Augias de la nosologie. D’ordinaire, ils s’en tiennent au consensus : qu’il existe un traitement plus ou moins efficace, que les systèmes de santé prennent en charge, que cela survienne chez certains et pas chez d’autres, que cela s’accompagne de risques de santé plus élevés, que personne ne proteste, autant de critères au doigt mouillé qu’un état est vraiment une pathologie. Certes, les médecins se sentent parfois manipulés, par les modes, par l’industrie pharmaceutique, par des groupes de pression divers. Alors, de temps à autre, ils se disent que la réponse doit bien exister quelque part, par exemple, dans Le Normal et le Pathologique, le livre de Canguilhem. Ça suffit, et ils ont autre chose à faire.

Le problème d’un critère objectif du pathologique est resté insoluble à ce jour. Beaucoup de philosophes, et quelques scientifiques, s’y sont essayé, et toutes les définitions ont échoué à capturer dans une formule, voire dans un modèle ou dans une théorie, toutes les catégories de pathologie reconnues, et seulement ces catégories.

Pourtant, c’est une illusion. Le problème d’un critère objectif du pathologique est resté insoluble à ce jour. Beaucoup de philosophes, et quelques scientifiques, s’y sont essayé, et toutes les définitions ont échoués à capturer dans une formule, voire dans un modèle ou dans une théorie, toutes les catégories de pathologie reconnues, et seulement ces catégories. Imaginez qu’on propose une définition simple : une pathologie est un état du corps dans lequel une partie fonctionne de manière sous-optimale par rapport aux standards définis statistiquement dans un groupe de référence d’une espèce donnée. Par exemple, chez les enfants humains mâles, il est anormal d’avoir de la barbe et de l’acné. Si ces phénomènes se manifestent chez certains d’eux, on en cherchera la cause, et si on trouve des taux d’hormones nettement différents, et qui expliquent ces phénomènes, on conclura qu’il s’agit d’une hyper-X ou d’une hypo-Y. Mais rien ne nous empêcherait de considérer que les « enfants humains mâles » est un groupe de référence trop vague, qui ne tient pas compte de la diversité humaine normale. On dira alors qu’il y a des « enfants humains mâles hyper-X », et on décrétera tout aussi facilement qu’ils sont normaux dans leur groupe de référence.
À cela s’ajoute un autre problème. Ce n’est pas parce qu’une définition parviendrait à récapituler tous les états que nous considérons comme pathologiques, qu’elle constituerait pour autant un critère de pathologie. Elle ne ferait que récapituler l’état de nos croyances. Celui-ci est justement influencé par des pressions sociales diverses, et toutes sortes de forces diverses qui n’ont rien à voir avec l’objectivité de la science.

Or si l’on attend de la science une théorie scientifique objective du pathologique en général, on peut l’attendre longtemps. En attendant, il va falloir soigner, diagnostiquer, prendre en charge, négocier avec des patients qui sont sous l’influence de toutes les manipulations. Leurs médecins le sont-ils moins ?

par Maël Lemoine