
#06 La déformation professionnelle
Quand on choisit une voie, on nous fournit en prime le mode de pensée qui s’y adapte : on nous conditionne. Et si on ne prend pas garde, on se transforme peu à peu, on se déforme à travers notre formation professionnelle.
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C’est comme ça qu’en 3e année de médecine, je décidai de rompre avec mon propre conditionnement en écrivant au directeur des Beaux-Arts de ma ville. Je m’étais dit qu’en mettant un pied là-bas, j’échapperai peut-être à la règle. Et puis il faut bien avouer que j’avais envie de me perdre dans la bibliothèque de l’école et ses ouvrages insolites, au milieu d’étudiants qui paraissaient être libres comme l’air.
A mon bureau, rédigeant maladroitement une lettre d’intention au directeur des Beaux-Arts :
Objet : inscription secrète à l’école des Beaux-Arts
Cher directeur,
N’appartenant pas à votre école, je me sens orpheline. Je pressens que certains de mes pairs habitent votre monde. Ils pourraient m’expliquer, si je les rencontrais, comment appréhender les choses par les sens, comment me libérer d’un temps chronométré.
J’ai choisi de faire médecine pour appréhender l’art librement. Depuis deux ans, j’assiste aux cours du soir d’histoire de l’art, d’aquarelle et de modèle vivant. J’organise régulièrement des sorties culturelles avec les étudiants de ma fac. Mais ça n’est pas suffisant ! Alors je vous propose le projet suivant à la prochaine rentrée scolaire.
Une fois la lettre rédigée, je m’attelai à la rédaction d’un protocole pseudo-scientifique avec comme objectif : étudier mon conditionnement aux études médicales.
« LE PROJET
L’idée maîtresse de ce projet serait de ne pas être là où je suis supposée être et de mener ainsi une double vie en échappant au déterminisme imposé par le choix de mes études. Plutôt que de subir passivement un conditionnement, l’étudier et le contrecarrer en l’objectivant sous forme de projet artistique.
Si vous m’acceptiez dans votre école, mon travail pourrait consister à :
1. Rédiger régulièrement des articles abordant des thèmes en lien avec ma déformation professionnelle comme :
- Mon rapport au temps par rapport à celui des étudiants aux Beaux-Arts ;
- La possibilité d’appartenance à deux milieux à la fois ou la bascule inéluctable vers l’un de ces univers ?
- La visibilité du conditionnement : est-il possible de passer inaperçu ou est-ce que les étudiants des Beaux-Arts s’apercevront que je viens d’ailleurs ?
2. Chercher les points d’intersection entre l’art et la médecine et établir des ponts.
En espérant avoir de vos nouvelles,
Cordialement,
Honorine Cosa. »
Candide, j’imprimai le tout, le glissai dans une enveloppe. Quelques jours après, j’étais emportée, moi et les feuilles volantes de mon projet, par un tourbillon spatio-temporel sans précédent. Les stages hospitaliers avaient eu raison de moi et répondaient violemment à mes questions : j’avais beau débattre, j’étais irrémédiablement, exclusivement et définitivement étudiante en médecine et je n’échapperai pas à mon conditionnement.
Sommaire
Billet #01 - Les quatre naissances d’Honorine Cosa
Billet #02 - La 1ère année de médecine : l’anatomie
Billet #03 - La 1ère année de médecine : dans l’amphithéâtre
Billet #05 - Mon premier patient
Billet #06 - La déformation professionnelle
Billet #07 - L’externat ou mon premier stage hospitalier
Billet #08 - Séjour prématuré en maison de retraite
Billet #09 - L’externat ou la vie nocturne
Billet #10 - La Suède ou une société idéale
Billet #11 - Convalescence sur les flots
Billet #13 - Étudier la médecine en Suède
Billet #14 - À la recherche du système d’enseignement idéal
Billet #15 - La pharmacienne et les mots magiques
Billet #16 - La peur et ses remèdes
Billet #17 - Vrai faux départ pour l’Argentine
Billet #18 - L’Argentine ou la rencontre entre l’art et la médecine
- par Honorine